Transcription d’une interview de Gary Francione donnée le 6 février 2002.
Lauren (L) : Bonjour et bienvenue sur Animal Voices. Je m’appelle Lauren.
Nadja (N) : Bonjour, moi c’est Nadja.
L : Je suis très enthousiasmée par l’émission d’aujourd’hui. Nous en avions déjà parlé à l’antenne depuis pas mal de temps maintenant, mais organiser les choses sur une radio communautaire n’est jamais facile. Aujourd’hui, ça y est, nous allons enfin pouvoir interviewer Gary Francione, personnalité très connue au sein du mouvement des droits des animaux. Professeur de droit à la Rutgers University School of Law, il est également l’auteur de plusieurs essais dont Rain Without Thunder: The Ideology of the Animal Rights Movement, Animals, Property, and The Law, Ethics and Actions et Introduction to Animals Rights: Your Child or The Dog?, ainsi que de nombreux articles.
Dire que Francione est controversé est un euphémisme. Il dérange ceux qui sont à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement des droits des animaux, conteste le welfarisme1 et les actions qui s’y rapportent, même si elles sont menées sous la bannière des droits des animaux. Bref, il appuie là où ça fait mal, et nous sommes très heureux de l’avoir aujourd’hui parmi nous.
Merci Gary d’avoir accepté notre invitation.
Gary Francione (GF) : Tout le plaisir est pour moi.
L : Je vous propose de commencer par quelques questions d’ordre général. Votre plus récent ouvrage s’intitule Introduction to Animals Rights: Your Child or The Dog? Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez choisi ce titre pour lancer le débat sur les droits des animaux ?
GF : Vous savez, cela fait environ vingt ans que je travaille sur le sujet, et si j’avais reçu cinq cents chaque fois que quelqu’un me demande : « Vous êtes pour les droits des animaux, mais si jamais vous deviez choisir entre votre enfant et votre chien, lequel des deux sauveriez-vous ? », je serais riche à l’heure qu’il est.
J’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’une question dénuée de sens. Mais je l’ai quand même choisie comme titre parce que j’écrivais un livre à destination du grand public, autrement dit de tous ceux qui n’étaient pas familiarisés avec la question des droits des animaux. Pour de telles personnes, l’une des premières choses qui leur vient à l’esprit lorsqu’elles y réfléchissent est : « Si vous croyez que les animaux ont des droits, alors ça veut dire que vous pensez que c’est OK de choisir un animal à la place d’un humain dans une situation de conflit. »
Voici ce que je tente d’expliquer dans mon livre : imaginons que je passe devant une maison en feu et que j’aperçoive à l’intérieur un vieillard dont je sais qu’il est atteint d’une maladie incurable et une personne jeune – autrement dit deux animaux humains. Admettons maintenant que j’aie le temps de n’en sauver qu’un seul (ce qui sous-entend qu’il m’est factuellement impossible de sauver les deux). Le fait est que je vais m’élancer et sauver la personne jeune, simplement parce que j’ai décidé que rien de ce que je ferai dans une telle situation ne sera moralement idéal. Je peux seulement faire ce que je fais et sauver la personne jeune. Cela signifie-t-il pour autant qu’il est loisible d’utiliser les personnes âgées pour des expérimentations biomédicales, de les manger, de les faire participer à des rodéos ou de les enfermer dans des cirques et des zoos ? La réponse à une telle question est bien évidemment non.
Donc même si je passe devant une maison en flammes et que, confronté au choix de sauver un animal ou un humain, je choisis de sauver l’humain, qu’est-ce que ça signifie ? Ça ne signifie pas qu’il est pour autant permis de manger les animaux, de les utiliser dans des expériences ou quoi que ce soit de ce genre. Ça nous dit seulement que dans des situations de vrai conflit, nous sommes obligés de faire des choix.
L’une des thèses essentielles de mon livre est de dire que dans 99,99999 % des cas, les conflits que nous rencontrons avec des animaux nonhumains sont des conflits que nous avons nous-mêmes créés. Parce que nous les domestiquons, nous les faisons advenir à l’existence dans l’unique but de les exploiter, et après nous nous tordons les mains en nous demandant quelles peuvent bien être nos obligations morales à leur égard.
Je voulais donc me servir de cette question afin d’introduire une série de thèmes et problèmes, et les discuter afin que les gens qui ne seraient pas familiarisés avec le sujet y voient plus clair. J’ajoute que lorsqu’on évoque la question des droits des animaux, la plus grande part de confusion chez le public (qu’il soit ou non sensibilisé au problème) vient du flou qui entoure l’expression « droits des animaux ». Que signifie-t-elle exactement ? Voulons-nous dire par là que les animaux ont les mêmes droits que les humains ? Eh bien, je ne crois pas, même si certains en sont convaincus. Je maintiens pour ma part que les animaux ont un droit : celui de ne pas être une propriété.
J’ai du mal à comprendre ce que les gens veulent dire quand ils parlent des divers droits que les animaux devraient avoir. Quand on me demande par exemple, sous prétexte que je suis avocat et que j’enseigne le droit à l’université, si une vache devrait avoir le droit d’intenter un procès aux éleveurs, je ne peux que répondre que de telles questions sont stupides.
En premier lieu, pourquoi cette vache se trouve-t-elle là ? Si les animaux n’étaient pas considérés et traités comme des propriétés, nous ne les domestiquerions pas et ne les ferions pas venir au monde dans l’intention de les exploiter. Mon argument est donc que les animaux ont un droit : celui de ne pas être une propriété.
Il est évident qu’une fois qu’on leur aura reconnu et accordé ce droit, le monde changera de manière spectaculaire. Parce que ça signifiera que nous ne pourrons plus persévérer dans la voie qui est la nôtre aujourd’hui chaque seconde de chaque minute de chaque jour : celle de l’exploitation institutionnelle, qui suppose que les animaux ne sont rien d’autre que des biens.
L : Attardons-nous maintenant sur ce qui m’a paru constituer le thème principal de Rain Without Thunder. Vous être très clair dans votre tentative de différenciation entre discours des droits, philosophie des droits et philosophie welfariste. Pourriez-vous expliquer à nos auditeurs en quoi cette distinction est importante et ce que vous entendez par l’expression « néo-welfaristes » ?
GF : Au XIXe siècle aux Etats-Unis existaient deux groupes de gens, deux positions par rapport à l’esclavage de l’homme. Il y avait ceux qui assuraient que nous devions réglementer l’esclavage afin de le rendre plus humain, et les autres qui jugeaient que l’institution esclavagiste était intrinsèquement mauvaise et qu’il convenait de l’abolir. Que nous devions la rejeter purement et simplement parce qu’elle était moralement indéfendable.
Ceux qui estimaient que l’esclavage devait être aboli étaient en désaccord avec les partisans d’une réglementation et refusaient de soutenir leurs efforts afin que l’esclavagisme devienne une institution plus « humaine ». Ils refusaient de soutenir des lois qui rendraient l’esclavage plus « humain ». Leur position était : nous ne pouvons pas nous engager là-dedans, l’esclavage est une mauvaise chose et doit être aboli en tant que telle, un point c’est tout. Nous devons œuvrer pour l’abolition et non pour un aménagement de l’esclavage. Ce que je veux dire, c’est que vous pouvez faire jouer une symphonie dans un camp de concentration ou de la musique sur le chemin des chambres à gaz, ça n’en restera toujours pas moins un camp de concentration.
Donc ce que j’ai voulu prouver dans Rain Without Thunder, c’est que c’est une évidence théorique qu’il existe une différence majeure entre droits et welfarisme : il s’agit de la même différence qui séparait autrefois la politique de réglementation de celle d’abolition de l’esclavage. Je voulais également montrer qu’il n’y a jamais eu de preuve comme quoi le welfarisme fonctionne dans les faits. Ceux qui prétendent qu’il est un moyen de réduire la souffrance animale ici et maintenant se trompent : il s’agit seulement d’un non-sens. Il n’y a aucune preuve que les réformes welfaristes réduisent réellement la souffrance, ou du moins de façon significative pour un nombre significatif d’animaux.
Quand j’ai utilisé l’expression « néo-welfarisme », c’était à propos de ces gens qui se nomment eux-mêmes militants pour les droits des animaux, et qui, tout en visant l’abolition, estiment que la réglementation est la seule manière d’y parvenir. A ceux-là, je réponds simplement qu’il n’y a pas de preuve historique comme quoi le welfarisme a entraîné l’abolition de quelque pratique que ce soit. En fait, ce que le welfarisme tend à faire est de renforcer davantage les institutions exploiteuses en rendant les gens plus à l’aise par rapport à leurs activités.
Exemple typique : ce qui se passe aujourd’hui aux Etats-Unis (et que je juge véritablement obscène). On ne compte plus le nombre d’organisations « pour les droits des animaux » occupées à faire l’éloge d’industries comme McDonald’s et Burger King sous prétexte qu’elle sont supposées souscrire aux nouvelles méthodes d’abattage « humain ».
Si on se penche là-dessus une seconde, on se rend vite compte que ces méthodes ne changeront rien pour les animaux. Tout ce qu’elles feront (tout comme les éloges qu’on leur décerne) sera de rendre pas mal de personnes plus à l’aise par rapport au fait de manger de la viande. De fait, j’ai eu un certain nombre de discussions avec des gens, dont des collègues d’université, qui m’ont dit : « J’ai désormais moins de scrupules à conduire mes enfants chez McDonald’s vu que PETA prétend qu’ils sont corrects et qu’ils évoluent dans la bonne direction. Je n’ai donc pas mauvaise conscience à les y emmener. »
Je ne crois pas que le welfarisme fasse grand-chose hormis offrir aux associations l’opportunité d’organiser des récoltes de fonds et de rendre le public moins scrupuleux quant à l’exploitation animale. Quant aux animaux, ça ne change strictement rien pour eux.
Donc quand je parlais de néo-welfarisme, c’était pour dire que sous bien des aspects les militants pour les droits ne diffèrent guère des welfaristes de 1850. Ces derniers souhaitaient aussi qu’un jour l’esclavage prenne fin, mais tout ce qu’ils faisaient, à l’instar de nos militants actuels, c’était de s’inquiéter de la façon de le réglementer.
Les welfaristes d’aujourd’hui ont exactement la même position qu’hier, à ceci près qu’ils préfèrent désormais aller « nus plutôt qu’en fourrure » et d’autres trucs du même acabit. Ils y ajoutent une sorte de vernis et ils appellent cela être radical. Le fait est que ce n’est pas radical du tout. En réalité, tout cela est incroyablement réactionnaire.
N : Attardons-nous si vous le voulez bien sur le concept de welfarisme animal. Dans votre essai Rain Without Thunder, sur la base d’exemples, vous définissez le mouvement welfariste comme très similaire au système d’exploitation, que ce soit en terme d’objectifs et de programmes. Pouvez-vous donner des exemples qui viendraient étayer ce raisonnement afin que les gens comprennent bien votre position et ce que vous entendez par là ?
GF : Aucun problème. Si vous examinez la législation welfariste en général (et je limite mes remarques aux Etats-Unis, parce que même si je me suis penché sur la législation canadienne il y a quelques années, je ne m’en souviens pas assez bien : je vais sur mes cinquante ans et ma mémoire flanche de plus en plus [rires]), qu’il s’agisse de l’Animal Welfare Act, du Humane Slaughter Act [Loi sur des méthodes humaines d’abattage, NdT] (la dernière en date), du Chimpanzee Health Improvement, Maintenance and Protection Act (qui a été appuyé par la majorité des grosses associations animales américaines), vous vous apercevez que tous ces décrets ont été largement soutenus par les exploiteurs eux-mêmes.
Prenons par exemple l’Animal Welfare Act. A la base, l’Animal Welfare Act ne prohibe rien du tout. Pour résumer, il s’agit d’un texte très long avec beaucoup de règlements, mais pour le définir en une phrase disons qu’une fois que la porte du laboratoire est close, les vivisecteurs peuvent faire ce qu’ils veulent avec leurs victimes. Du moment qu’ils ont l’argent pour le faire, ils peuvent le faire. La loi ne fait rien pour interdire aucune forme particulière d’expérimentation. Tout ce que prescrit l’Animal Welfare Act est de fournir aux animaux une certaine dose de nourriture, une certaine quantité d’eau (sauf bien sûr si les expériences portent sur la privation de l’une ou de l’autre) et une cage d’un certain espace.
La communauté biomédicale s’est montrée d’accord avec l’Animal Welfare Act parce que ses rédacteurs partaient comme elle du principe que si vous ne fournissez pas de l’eau, de la nourriture et un minimum d’espace à l’animal, alors celui-ci sera stressé et souffrira plus qu’un animal en état de stress « ordinaire » lors d’une expérimentation. Et que cette situation peut fausser les variables, et de ce fait menacer la validité des données obtenues. C’est là le genre d’appariement grotesque où vous avez d’un côté le mouvement animaliste et de l’autre les vivisecteurs, tous d’accord pour dire que l’Animal Welfare Act est vraiment un truc formidable.
Même chose avec le Humane Slaughter Act de 1958. Il a été soutenu par le mouvement animaliste. Il l’a également été par l’industrie de l’élevage, parce que l’une des choses que le Humane Slaughter Act prévoyait était qu’en exigeant que les animaux soient étourdis avant d’être enchaînés et hissés, cela réduirait le nombre de blessures chez les ouvriers, et donc par là même le nombre de procès que ceux-ci pouvaient leur intenter.
Toutes ces lois welfaristes sont en général fortement édulcorées parce que, pragmatisme politique oblige, elles ne peuvent passer que si l’industrie les approuve. Et la seule façon pour qu’elle les approuve est de les édulcorer au point qu’elles finissent par servir directement ses intérêts. C’est une victoire pour tout le monde excepté pour les animaux. C’est une victoire pour les militants parce qu’ils peuvent revenir vers leurs donateurs et le public en disant : « Regardez les progrès merveilleux que nous avons réalisés, donnez-nous plus d’argent ! ». Et c’est une victoire pour l’industrie parce qu’elle peut désormais se revendiquer « humaine » et propre sur elle. Elle profite encore de deux autres bénéfices : celui d’une diminution des accidents chez les ouvriers, et d’une amélioration (du moins c’est ce qu’ils prétendront) des données scientifiques, qui ne seront pas faussées par des variables de stress dues à la privation de nourriture, d’eau, d’espace ou autres choses du même genre.
Dans la plupart des situations que j’ai constatées et étudiées – et j’ai passé une bonne partie de ma vie universitaire et professionnelle en tant qu’avocat spécialisé dans ces matières -, je ne peux pas me souvenir d’un seul exemple de loi welfariste qui ait fait quoi que ce soit pour aider les animaux. En revanche, je peux fournir des tas d’exemples de ces mêmes lois qui ont permis à des associations d’engranger des milliards de dollars, et citer des tas de situations où l’industrie et la recherche ont profité de telles lois. Mais je ne peux pas en donner un seul où les animaux auraient été bénéficiaires.
L : J’aimerais qu’on évoque maintenant le cas du Farm Sanctuary (je pense qu’il s’agit du Farm Sanctuary). Ils sont en train de mener différentes campagnes pour tenter de faire interdire l’élevage en batterie. Considérez-vous cette démarche comme welfariste ou pas ?
GF : J’ai jeté un œil sur cette campagne. Un des points que j’ai soulignés dans Rain Without Thunder est que nous devrions peut-être cesser ce business qui consiste à se focaliser sur la voie légaliste et tenter de le traiter de façon juridique. Réfléchissons là-dessus une seconde. Supposons que demain passe une loi qui proscrit la consommation de viande. Ce serait formidable, n’est-ce pas ? Oui, ce serait formidable, mais cela entraînerait également beaucoup de violence et une révolution en prime [rires], parce que les gens tout simplement ne le toléreraient pas.
Voyez-vous, je ne suis même pas sûr que nous en sommes au stade où nous pensons que les gens de couleur ont des droits ou que les femmes jouissent intégralement des leurs. Je ne crois pas que nous en soyons là. Par conséquent, je crois encore moins que nous sommes parvenus au point où un nombre suffisant de citoyens estime que les animaux ont un statut moral et qu’ils ne devraient pas être considérés et traités comme des biens. Si tel est le cas, alors il me semble que nous perdons bel et bien notre temps et gaspillons nos ressources à tenter de résoudre ce problème par des moyens légaux, des procès et des textes de loi.
Faisons une expérience. Supposons que toutes les ressources de toutes les organisations animales (et les organisations animales ont beaucoup d’argent) soient investies dans une campagne importante qui éduquerait à fond chaque citoyen, homme, femme et enfant à propos des vertus et des valeurs du régime vegan, et que nous nous tenions à ce projet pendant cinq ans. Mon sentiment est qu’à la fin de ces cinq années – et je serai réellement modeste à ce sujet, ce que je ne suis pas d’ordinaire [rires] -, si nous l’avions tous fait, si chacun de nous qui sommes intéressés par le sujet s’était investi à fond, si Farm Sanctuary, PETA et tous les autres groupes réunis avaient sensibilisé les gens au véganisme, nous aurions au moins mille vegans de plus parmi nous.
Maintenant, au terme de ces cinq ans, si vous avez mille vegans de plus et que vous comparez vos résultats avec ceux que vous auriez obtenus si vous aviez investi le même nombre de dollars et d’efforts dans une campagne welfariste (que ce soit contre l’élevage des veaux en batterie ou autre chose), il apparaîtra que vous aurez beaucoup plus réduit la souffrance grâce à vos mille nouveaux vegans, et je prends à dessein une quantité aussi faible. Vous en auriez certainement convaincus davantage.
Nous faisons fausse route en pensant que la loi est le bon moyen de régler le problème. La loi est toujours un mauvais procédé dès lors qu’un nombre suffisant de citoyens n’adhère pas à la théorie morale fondamentale qu’elle tente de mettre en œuvre. J’en veux pour preuve l’avortement aux Etats-Unis. En 1973, la Cour Suprême s’est prononcée dans le procès Roe versus Wade et déclaré que les femmes avaient le droit d’interrompre leur grossesse. La raison pour laquelle la Cour Suprême a agi ainsi est qu’elle a compris que la loi fédérale et la loi d’Etat n’étaient pas en mesure de donner ce droit aux femmes de manière légale, parce qu’il y avait trop de gens en désaccord avec la moralité de l’avortement.
Le résultat est que depuis que le jugement Roe a été prononcé, l’arrêt a été tellement érodé que maintenant, on en est arrivé au point où 70-80 % des femmes aux Etats-Unis ne vivent même pas près d’une clinique qui pratique l’avortement, et que l’avortement a été tellement restreint – même s’il représente encore un droit constitutionnel, et qu’il le sera jusqu’à ce que George W. Bush réunisse la prochaine Cour Suprême, auquel cas il ne sera plus jamais un droit constitutionnel. Mais pour le moment c’en est encore un, qui pour de nombreuses femmes n’a malheureusement guère de réalité.
Et la raison en est qu’il y a trop de gens aux Etats-Unis qui ne sont pas d’accord avec ça – à tort selon moi qui ai toujours soutenu très fortement le droit d’une femme à choisir de mettre fin à sa grossesse. Ces personnes contestent l’argument selon lequel l’avortement est nécessaire si les femmes veulent à jamais dépasser leur statut de seconde classe et les problèmes engendrés par une société patriarcale, ainsi que le fait que le droit de mettre un terme à une grossesse est un droit nécessaire. Il n’y a pas assez de gens d’accord avec cette position. Vous pouvez utiliser la loi dans cette situation, mais le résultat sera exactement ce qu’il est devenu : la loi sera dépourvue de réalité pour la plupart des femmes, et au moment où elles pourront profiter de ce droit, la loi sera réformée.
Une part de ma perplexité quant au fonctionnement de la plupart des groupes animalistes tient donc à ce qu’ils pensent devoir « mener des campagnes ». En fait, c’est une question purement commerciale. Si vous faites fonctionner un groupe de droits des animaux, vous devez continuellement vous adresser au public, continuellement, continuellement pour récolter des fonds. Vous n’accumulez pas ces fonds en lui disant que vous avez de formidables programmes d’éducation qui enseigneront aux gens les vertus du régime vegan, mais en lui disant : « Nous avons ce formidable procès, ce formidable texte de loi, cela va être formidable et faire une prodigieuse différence. » Or la vérité, c’est que c’est un non-sens.
Exemple typique : la campagne du Farm Sanctuary sur le Downed Animal Act [Loi sur les animaux souffrants, NdT]. J’en parle dans Rain Without Thunder. Le Downed Animal Act n’a absolument rien fait pour résoudre le problème des animaux non transportables. Le temps qu’il parvienne au corps législatif de Californie, la loi était tellement édulcorée que les producteurs de veau californiens et tous les autres producteurs de viande de l’Etat, et même de tout le pays, soutenaient la législation parce qu’elle ne modifiait strictement rien.
Or le Farm Sanctuary prétend de son côté qu’elle lui donne le droit d’aller sur le terrain, d’exiger ceci et cela… foutaises ! Penchons-nous sur cette fameuse loi : elle ne donne au Farm Sanctuary aucun droit d’aucune sorte. Elle n’exige pas non plus que les animaux soient tués immédiatement. Elle stipule simplement : « déplacés ou tués immédiatement ». La vérité, c’est que ce qui se passait hier continue de se passer aujourd’hui. La seule différence c’est qu’il y a désormais beaucoup de gens pour croire qu’en Californie au moins, le problème a été résolu. Or il ne l’a pas été du tout. Le problème des animaux non transportables parce que malades existe toujours en Californie, en dépit de tout ce que peut prétendre le Farm Sanctuary.
Mais une fois de plus, vous devez bien garder en tête que le Farm Sanctuary est un business. Il doit continuer d’entasser de l’argent pour continuer de fonctionner. Et afin d’y parvenir, vous devez organiser des campagnes. Voilà la vérité. Je crois que si tous les militants prenaient la peine de s’unir et de répandre un message unifié en vue de l’abolition, ils ne chercheraient pas à faire passer des lois pour les dix prochaines années, mais informeraient la population sur le véganisme de telle sorte qu’un jour peut-être en effet lesdites lois pourraient enfin commencer à passer.
Mais pour le moment, croire que nous pouvons obtenir des lois valables alors que l’industrie de l’élevage arrive en termes de rentabilité économique juste derrière l’industrie pétrolière est complètement démente. On me reproche souvent d’être un utopiste. Franchement, je trouve cela comique. Ce qui est utopique et irréaliste, c’est la croyance des welfaristes et des néo-welfaristes en ce qu’il vont résoudre le problème via la législation – Downed Animal Act, interdiction des veaux en batterie, etc., autant de trucs qui ne fonctionnent jamais. Ces lois sont systématiquement édulcorées jusqu’à devenir parfaitement dépourvues de sens, justement parce que c’est la seule manière de les faire passer.
Quand vous entreprenez de vous battre contre l’industrie de l’élevage, vous devez bien savoir que vous vous opposez à une activité économique d’un poids énorme, et que vous n’obtiendrez aucune loi digne de ce nom tant que vous n’aurez pas un nombre suffisant de gens de bonne volonté qui estiment comme vous que notre manière de traiter les nonhumains pose de sérieuses questions morales…
Je fais ce travail depuis vingt ans et je vais vous dire le problème majeur. Le problème majeur, c’est que la plupart des leaders du mouvement pour les droits des animaux ne sont pas vegans. Il y a beaucoup de militants qui ne sont pas végétariens. Mais il y a également beaucoup de leaders qui ne sont ni vegans ni végétariens. Et c’est ça le vrai problème. Parce que si vous croyez vraiment à l’abolition de l’exploitation animale, vous ne chercherez pas à la rendre effective demain dans le monde entier, mais ici et maintenant dans votre vie. Vous pouvez appliquer le principe de l’abolition dans votre vie dès maintenant en devenant vegan.
Or je connais beaucoup de militants des droits qui ne sont pas vegans. A vrai dire, j’en connais des masses (je parle de ce que je vois dans mon pays – je ne parle pas du Canada, je n’en sais pas assez sur le mouvement canadien). Et pour moi, si vous n’êtes pas capable d’appliquer le principe de l’abolition dans votre propre existence, si vous ne savez pas résister à une pizza au fromage, une glace ou un bizarre petit morceau de poisson, alors je ne suis pas étonné de ce que mes idées vous paraissent mauvaises [rires]. Mais c’est OK.
L : Merci, Gary. Votre discours est réellement passionnant, c’est le moins qu’on puisse dire. Nadja, je crois que tu avais une question.
N : J’essayais de me représenter l’auditeur qui se sent accablé et frustré par les efforts à fournir. Je pense que beaucoup de personnes soutiennent beaucoup de campagnes parce qu’elles pensent sincèrement qu’elles vont avoir un impact. Que suggéreriez-vous aux gens à un niveau individuel, quelle est la chose la plus efficace qu’ils puissent faire pour se donner du pouvoir et ressentir que par là ils en confèrent aux animaux et qu’ils œuvrent en vue de l’abolition ?
GF : La toute première chose, le premier pas nécessaire consiste à devenir vegan. Vous voulez donner du pouvoir aux animaux, vous voulez faire quelque chose pour eux ? Alors cessez de les manger, de les utiliser, de vous vêtir avec leur peau. Cessez d’engraisser le système exploiteur. Cessez de l’engraisser définitivement. Laissez-moi vous dire ceci : si suffisamment de gens faisaient ce premier pas, si suffisamment de gens comprenaient l’importance de ce problème et qu’il dépasse de loin l’attirance que je peux avoir pour un morceau de pizza au fromage ou de glace, alors nous aurions énormément progressé.
S’agit-il de choses que les gens peuvent faire ? Comme je l’explique dans Rain Without Thunder – j’ai écrit ce livre en 1996 et je pense toujours ce que je disais à l’époque -, la chose dont à l’heure actuelle nous avons le plus besoin c’est d’éduquer la population. Nous avons besoin de posséder une argumentation solide, nous avons besoin d’apprendre… Je suis toujours consterné lorsque je vois des militants poursuivre des gens en manteaux de fourrure et leur crier après. Vous n’informez pas les gens en les insultant. Vous les informez afin de les amener à réfléchir et comprendre votre point de vue.
J’ai enseigné pendant vingt ans, et je crois pouvoir dire honnêtement que j’ai une assez bonne réputation en tant que professeur. La seule chose que je me suis efforcé de faire durant toutes ces années a été de comprendre comment convaincre un étudiant. Vous ne venez pas au monde avec la science infuse : vous devez expliquer votre position et la défendre auprès des autres.
La plupart des militants que je connais veulent réellement travailler et aider les animaux, mais ils ne prennent pas pour autant la peine de s’asseoir et de lire. Ils ne se donnent pas les moyens de répondre aux questions des détracteurs, du genre : « Oui, mais nous mangeons de la viande depuis des milliers d’années, c’est une tradition ». Ou : « N’est-ce pas naturel de manger de la viande ? » Ou encore : « Mais les animaux se mangent bien entre eux. »
Vous devez être capable de répondre aux questions qu’on vous pose, ce qui est une autre raison pour laquelle j’ai écrit Introduction to Animal Rights. Au dos de ce livre figure un appendice où je réponds à la plupart de ces interrogations. Mon idée était d’armer les militants de savoir, afin qu’ils soient en mesure d’informer efficacement le public. Vous n’avez pas besoin de vous impliquer dans des campagnes tape-à-l’œil, vous n’avez pas non plus besoin de beaucoup d’argent. Tout ce dont vous avez besoin pour défendre votre cause, c’est éduquer la population, la mettre au courant de la manière dont la viande et les produits laitiers sont obtenus, et de l’amener à se confronter à la morale…
Vous savez, je donne ce semestre un cours de droit et de philosophie. Hier nous avons discuté du concept de personnalité, et j’ai dit à mes étudiants (j’avais commencé d’évoquer la question animale) : « Je vais vous dire quelque chose après quoi vous ne pourrez pas ne pas devenir vegans, et je ne parlerai même pas des droits des animaux. » Ils se sont mis à glousser et m’ont rétorqué : « Non, c’est impossible », et je leur ai répondu : « Bien sûr que si. »
Je leur ai demandé : « Combien de gens ici sont d’accord pour dire qu’il est mal d’infliger des souffrances non nécessaires aux animaux ? » Chaque étudiant présent a levé la main. C’est alors que j’ai exposé ce que la « nécessité » signifiait en fait dans notre société : plaisir, divertissement, confort, et que précisément le plaisir, le divertissement et le confort ne constituaient en aucun cas des justifications suffisantes pour infliger la douleur. En effet, vous avez une règle qui prescrit qu’infliger de la douleur non nécessaire est mal, mais que par contre vous avez le droit de le faire si cela vous apporte plaisir, confort ou divertissement, auquel cas ladite règle perd tout son sens.
Ensuite je leur ai posé la question suivante : « Maintenant, seriez-vous d’accord pour dire que si la nécessité signifie tout de même quelque chose, alors le fait que son sens minimal soit le plaisir, l’amusement ou le confort ne peut justifier qu’on inflige la peine ou la souffrance ? » Ils étaient tous d’accord avec ça. Et j’ai continué : « Nous sommes en 2002. Personne, pas même le gouvernement des Etats-Unis, le plus grand propagateur de désinformation de l’univers, ne maintient que vous avez besoin de manger de la viande pour conserver une santé optimale. »
De fait, de plus en plus de professionnels de la santé affirment que plus vous consommez de produits animaux, plus vous mettez votre santé en péril. La vérité est que tout ce que nous avons en guise de justification pour infliger souffrance, douleur et mort à neuf milliards de créatures chaque année est qu’elles ont bon goût.
Si vous prenez sérieusement en compte le principe selon lequel il est mal d’infliger des souffrances non nécessaires, vous devez rentrer à la maison ce soir et avant de mettre quoi que ce soit provenant d’un animal dans votre bouche vous poser la question : « Est-ce que je prends vraiment l’éthique au sérieux ? » Si oui, vous reposerez simplement votre fourchette. Sinon, vous devrez vous demander si vous n’êtes pas simplement quelqu’un qui affecte de prendre au sérieux les questions morales.
Et vous savez quoi ? Nous avons discuté pendant plus d’une heure et demie, et je pense, j’espère pouvoir dire que beaucoup d’étudiants sont sortis du cours en réfléchissant à ce qui venait d’être dit… Comme je l’avais promis, à aucun moment je n’ai mentionné les droits des animaux.
Il est absolument capital d’informer le public afin de l’amener à réfléchir à ces questions. Je suis peut-être naïf sur ce point (auquel cas tous les efforts d’information sont inutiles – mais les efforts de législation aussi sont inutiles), mais je pense que la plupart des gens aiment à croire qu’ils prennent les questions morales au sérieux. De là l’idée de les persuader en les éduquant. Nous n’avons jamais considéré l’information du public comme un mouvement à part entière. Au lieu de cela, nous brûlons les étapes plutôt que de les franchir une par une.
Nous n’obtiendrons jamais aucune législation de poids ni aucun changement social significatif sur le problème aussi longtemps qu’il n’y aura pas un nombre suffisant de gens convaincus du fait que les animaux importent, qu’ils ont un statut moral et qu’ils ne doivent pas être des propriétés, et aussi longtemps qu’existeront des organisations prétendument « radicales » qui diront : « Oh oui, McDonald’s fait ce qu’il faut ».
McDonald’s est obscène à plus d’un titre. Pas seulement par rapport aux animaux mais aussi par rapport à la manière dont il traite ses employés et son impact sur l’environnement. Il y a une foule de choses que McDonald’s fait qui à mes yeux sont fondamentalement mauvaises et qu’il fait afin que nos prétendues organisations radicales puissent dire : « Ils vont dans la bonne direction, ils sont en train de procéder à des changements significatifs », et le résultat d’un tel discours, c’est que cela jette la confusion dans l’esprit du public. Elles n’informent pas celui-ci sur l’horreur des abattoirs, de la production de viande, de cuir, de produits laitiers et du reste. Non : elles l’ embrouillent. Elles l’embrouillent énormément.
J’ai un collègue à l’université qui est allé jusqu’à me demander : « Vas-tu recommencer à manger de la viande ? » Et j’ai répondu : « Mais de quoi est-ce que tu parles ? »
N : [rires]
GF : Il a continué : « Je viens de lire dans le journal ce week-end que PETA – est-ce que ce n’est pas ce groupe… » Et j’ai répondu : « Dis donc, je n’ai plus rien à voir avec PETA depuis plus de dix ans ! » Lui : « Mais les gens de PETA sont supposés être à l’avant-garde, non ? Ils disent que McDonald’s est en train de prendre la bonne direction. Est-ce que ça ne change pas ta façon de penser ? » Je lui ai répondu : « Non. Non, non, pas le moins du monde. »
Cette anecdote montre quel genre d’impact ce genre de campagnes a sur le public. Elles ne font aucun bien aux animaux. Tout ce qu’elles font, c’est de la pub pour PETA. Je vais vous dire, si j’étais président de McDonald’s, j’aurais fait affaire en une seconde. Pensez donc : vous obtenez une mention spéciale de la part d’une organisation de droits des animaux radicale (supposée radicale, PETA étant devenue très réactionnaire et sexiste) qui affirme que désormais vous allez dans la bonne direction et que vous produisez des hamburgers de façon humaine ! Pardieu, je conclus l’affaire sur-le-champ ! C’est évident si vous vous appelez McDonald’s.
N : Gary, je serais curieuse de savoir quel genre de réaction vous obtenez de la part de la communauté des droits des animaux. Trouvez-vous que les grosses organisations sont ouvertes au dialogue ?
GF : Non, absolument pas. Quand j’ai écrit Rain Without Thunder, il y avait des gens qui lors de mes conférences me crachaient dessus. J’ai reçu des menaces de mort. Vous savez, je m’amuse vraiment beaucoup. Cela fait vingt ans que je m’occupe de la question animale. Je débats avec des vivisecteurs tout le temps, je me rends dans des universités et des écoles de médecine et je rencontre des vivisecteurs. Est-ce que je les dérange ? Sans aucun doute. Et pourtant jamais personne ne m’a insulté, harcelé par téléphone ou menacé de mort. Des chasseurs l’ont fait, mais les plus violentes réactions proviennent davantage de ces soi-disant amoureux des animaux que de tous les exploiteurs réunis et multipliés par cinq.
J’ai été tabassé par la police pendant des manifs, et j’ai été une fois agressé par un vivisecteur qui m’a donné des coups de pied à la tête. Comme je viens de le dire, j’ai eu au fil des ans des démêlés avec les chasseurs et d’autres anicroches. Mais ceux qui ont été les plus violents à mon égard sont les gens soi-disant amoureux de la paix et pleins de compassion pour les animaux. Cela me rend très triste. En fait l’une des raisons pour lesquelles je ne donne plus guère de conférences est que je suis désormais trop vieux pour ce genre de choses. Avoir en face de soi des jeunes qui vous crachent à la figure et vous disent que vous êtes un traître parce que vous critiquez PETA est une expérience très déconcertante mais qui se produit sans arrêt.
Introduction to Animal Rights est de loin un livre beaucoup plus radical que Animal Liberation. Un des points que j’expose dans cet ouvrage est que les vues de Peter Singer constituent réellement les fondations du nouveau welfarisme. Je pense qu’en partant du principe que tout ce qui diminue la souffrance est quelque chose que nous devons poursuivre – n’importe quelle mesure à laquelle vous pouvez penser ou que je pourrais vous décrire qui réduirait la souffrance -, si cela réduit la souffrance pour un animal, estime Peter, alors vous devez le faire. Fondamentalement, cela signifie que quelque chose se passe et que n’importe quelle campagne welfariste peut toujours être présentée comme une diminution de la souffrance. Je pense que toute la philosophie utilitariste a soutenu la poursuite vaine d’une législation vaine et de réformes juridiques vaines.
Ce livre est incontestablement plus radical que Animal Liberation. Il va même beaucoup plus loin que The Case for Animal Rights, de Tom Reagan. Selon Tom, pour être détenteur de droits, il faut que vous possédiez un libre arbitre, une autonomie. Mon argument est que la sentience est tout ce dont vous avez besoin pour être membre de la communauté morale. Mon livre va donc beaucoup plus loin que Animal Liberation ou The Case for Animal Rights, mais très peu de groupes en font la promotion parce qu’ils n’aiment pas mes opinions. J’ai encore un plein classeur de lettres datant de 96 et 97, l’époque où j’écrivais Rain Without Thunder, contenant des menaces de mort. [rires]
C’est très instructif : les seules personnes à m’attaquer davantage que les exploiteurs sont les gens du milieu animal. Ce sont eux qui me critiquent le plus, et le plus personnellement. Les vivisecteurs s’opposent à moi, prétendent que mes idées sont fausses, radicales, extrémistes, qu’elles ne sont pas en phase, ou que je suis socialiste. Ils diront tous des trucs de ce genre. Mais les gens du milieu animal, eux, m’attaqueront personnellement. Ils auront des paroles très dures et utiliseront la violence contre moi. C’est une situation très déconcertante.
N : Selon vous, de quelle manière devrait s’organiser un forum où ces idées pourraient être débattues afin que le mouvement soit régénéré et ses directions réévaluées ?
GF : Je souhaiterais avoir une réponse. Pour ma part, je continuerai simplement à faire ce que je fais. Je continuerai d’écrire des livres, de faire des émissions de radio telles que celles-ci ou de télévision, et de participer à des débats dans les universités. Je m’apprête d’ailleurs à donner un discours-programme à l’Université de Richmond à la fin du mois de mars où je me retrouverai en présence des plus importants philosophes d’Amérique du Nord, afin de donner un aperçu de ces questions. En ce qui concerne un mouvement organisé, je n’ai franchement aucun espoir que les discours ou les discussions qui sont les miens… enfin j’entends que si vous dirigez un groupe de droits des animaux, je figurerais certainement à la même place que Dracula sur la liste des gens invités à débattre…
Les gens de PETA ou du Farm Sanctuary ne sont manifestement pas disposés à discuter ou dialoguer avec moi. Et je trouve ça triste. Je connais Lori et Gene, du Farm Sanctuary, depuis longtemps. Ainsi qu’Ingrid et Alex, Ingrid Newkirk et Alex Pacheco, que j’ai rencontrés lorsque je commençais à m’impliquer dans le mouvement. J’ai été le premier avocat de PETA il y a de très nombreuses années, au début des années 80, quand j’étais beaucoup plus jeune qu’aujourd’hui. Ça n’empêche pas que la discussion avec ces personnes est impossible. J’ai essayé mais elles n’étaient pas intéressées.
Lorsque le Farm Sanctuary s’apprêtait à donner une grande fête en l’honneur de la sortie du film Babe, ils voulaient que j’approuve leur plan et que je vienne faire un discours, etc. J’ai refusé parce que je ne voulais rien avoir à faire avec ça. Je ne veux rien avoir à faire avec un film où les animaux sont utilisés, tués ou blessés. Je me moque de savoir s’il véhicule un message pro-animal, à mes yeux ce serait comme faire un film avec un message pro-femme dans lequel une femme est violée. Je ne soutiendrai jamais ce genre de choses, même s’il fait passer un message positif. En outre je demanderais à ceux qui pensent que Babe véhicule un message tellement formidable pourquoi dans ce cas McDonald’s se l’est immédiatement approprié et a commencé à sortir des Babe Happy Meals. Manifestement, la valeur éducative du film a été quelque peu perdue en route.
Je me rappelle avoir eu une discussion avec eux et leur avoir dit : « En quoi est-ce réellement différent d’un film sur les droits des femmes où l’on violerait une femme ? » Personne n’avait de réponse, excepté : « Gary, arrête avec ça. On aimerait juste que tu coopères. » Mais j’ai dit non, que je n’étais pas intéressé pour coopérer. Je ne suis pas un commercial, ça ne m’intéresse pas de participer au business du welfarisme animal. Ni leurs millions de dollars ni leurs campagnes ne m’intéressent. Ce qui m’intéresse, c’est de les faire converger. Ils ne veulent pas que nous convergions, ils ne désirent même pas discuter.
Friends of Animals est une des rares exceptions à la règle. C’est aussi l’une des rares organisations à être dirigée par une femme, Priscilla Feral, qui prend le féminisme au sérieux. C’est une autre partie du problème : le mouvement n’a jamais reconnu les connexions entre les autres mouvements de justice sociale. Ce qui explique pourquoi vous avez des groupes comme PETA qui créent des slogans aussi profondément stupides que « Je préfère être nue qu’en fourrure »… PETA est allé tellement loin en termes de sexisme… J’avais l’habitude de répéter constamment à Ingrid Newkirk que tant que nous continuerons à traiter les femmes comme des morceaux de viande, nous continuerons à traiter les animaux de la même manière. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai stoppé toute relation avec PETA.
Il y a des années, quand ils ont commencé avec ce « Plutôt nue que… », je leur ai dit que si nous pensions que le spécisme était une mauvaise chose parce qu’il s’apparentait au racisme et au sexisme, alors nous ne pouvions qu’estimer que le racisme et le sexisme étaient aussi de mauvaises choses, et qu’à partir de là nous ne pouvions les encourager. Or ce genre de campagnes anti-fourrure et certaines autres plus récentes (qui sont à mon avis outrageusement stupides et ridicules) sont très, très sexistes.
Priscilla Feral du Friends of Animals, cependant, est l’un des rares leaders du mouvement à prendre la question féministe au sérieux. Il y a deux ou trois ans, elle a donné une conférence au cours de laquelle nous avons discuté des connexions entre le féminisme et le mouvement des droits civiques et ce genre de choses. Nous allons bientôt donner une autre conférence, en septembre je crois. Ceux qui sont intéressés peuvent prendre contact avec Friends of Animals et se renseigner. Nous allons débattre de ces questions et des relations qui existent entre le mouvement animaliste et les autres mouvements de justice sociale, et l’activisme de base.
Si jamais nous devions avoir la chance de voir émerger un vibrant et authentique mouvement, nous devrons faire en sorte que les gens s’ôtent de l’esprit l’idée que l’activisme pour les droits des animaux consiste à sortir son chéquier et à signer des chèques pour tel ou tel groupe. Ce n’est pas de l’activisme. L’activisme, c’est de vous lever de votre fauteuil, de parler à vos voisins et vos amis, de répandre le message et d’essayer de sensibiliser le maximum de gens. D’aller rendre visite aux autres groupes de justice sociale et tenter de les rallier…
Je passe beaucoup de temps à parler avec, oserai-je le dire, des gens de gauche (j’ai toujours pensé que le mouvement pour les droits des animaux était un mouvement de gauche et qu’il devait en être un) de l’importance de bien voir les connexions. Vous êtes pour la justice sociale et les droits des femmes, mais pourquoi n’êtes-vous pas aussi pour les droits des animaux ? Pourquoi établissez-vous une frontière ? Si vous pensez que ces lignes sont arbitraires en ce qui concerne les humains, pourquoi estimez-vous qu’elles cessent de l’être dès lors qu’on érige des barrières entre les espèces ?
Si jamais nous voulons avoir un mouvement vibrant et authentique, nous devons absolument venir à bout de l’idée que l’activisme pour les droits des animaux se résume à : laissez-moi prendre mon portefeuille et vous faire un don. Ce n’est pas de l’activisme. Ce qui s’est produit avec l’émergence des grosses organisations est qu’elles ont infantilisé les gens. Elles se présentent en disant : « Nous sommes la grande société et nous savons ce qu’il faut faire. Nous dirigeons des campagnes. Tout ce que vous avez à faire est de venir chaque jeudi soir aux réunions de volontaires et bourrer des enveloppes. Et assurez-vous de signer des chèques à notre intention et veillez à ce que les autres en fassent autant. »
Pendant ce temps, personne n’apprend aux gens à devenir des éducateurs et des activistes. Je tiens à être très clair sur ce point : je parle d’activités éducatives non violentes. C’est la sorte d’activisme dont je parle. A mon sens, l’éducation est la plus puissante forme d’activisme qui soit, or nous n’avons pas réussi à la mettre en place. En aucun cas nous n’avons formé d’éducateurs pour sortir et informer le public. A la place, nous avons des sociétés commerciales. Nous n’avons pas un mouvement des droits des animaux, nous avons une industrie des droits des animaux. Vous comprenez ?
N : Mark, notre technicien, est venu nous rejoindre. Il participe quelquefois aux débats et désire vous poser une question.
Mark (M) : Gary, ce que vous avez dit jusque-là est très réconfortant. Ma vision des choses est très similaire à la vôtre. Je discute pas mal avec ma conjointe de la dérive commerciale du mouvement animaliste.
Depuis quelque temps, un rassemblement a lieu chaque année à Washington D.C. Il en existe un autre, appelé la « Liberation Conference ». Apparemment c’est censé s’adresser aux jeunes. Il s’agit d’une conférence sur les droits des animaux, et pourtant j’ai eu le sentiment en y allant que c’était parfaitement absurde. J’ai eu l’impression que les intervenants programmés étaient les mêmes que lors des dix années précédentes. Parlant probablement des mêmes choses, ou ajustant légèrement le discours qu’ils avaient déjà donné l’année précédente.
GF : Faites-vous allusion à AR2002 ?
M : C’est ça. Si vous pouviez dire ce que vous en pensez… Je retrouve le même problème un peu partout, pas seulement à Washington mais dans beaucoup d’autres rassemblements de ce type. Vous voyez les mêmes intervenants parlant des mêmes choses. Ça arrive même ici avec la foire annuelle de la nourriture végétarienne de Toronto. Pour le dire franchement, je suis très déçu. Cela fait cinq ou dix ans qu’ils invitent les mêmes personnes. On va là-bas pour trouver des sandwiches à la crème glacée vegan bon marché, c’est le seul intérêt, et pas pour aller écouter les gens. Et non seulement ce sont les mêmes intervenants…
GF : … mais ce sont les mêmes auditeurs. [rires]
M : Les organisateurs ne font pas porter leurs efforts là où il faudrait. Il y a tellement de gens différents qui réfléchissent à la question animale, et pourtant ils ne font pas le moindre geste pour les contacter. Je me demande vraiment pourquoi. Peut-être qu’ils pensent : « Nos intervenants sont connus, donc ils sont populaires, donc ils attireront du monde. » Quel est votre avis là-dessus ?
GF : Je suis complètement d’accord avec vous. AR2002 par exemple n’est rien d’autre qu’un rassemblement de célébrités. J’avais l’habitude de m’y rendre dans les années 80 et une partie des années 90, et ensuite j’ai eu une vision de l’enfer qui m’attendait : être condamné à parler éternellement avec les mêmes personnes et devant le même public. Mark, si vous aviez fait le décompte des vegans qui sont intervenus à l’AR2002, vous n’en auriez pas trouvé beaucoup. Fondamentalement, tout ce que vous avez est un assortiment de welfaristes en provenance d’organisations comme HSUS.
La vérité, c’est que le mouvement/industrie des droits des animaux ne tient pas à faire bouger les choses, parce que s’il voulait vraiment les faire bouger, il commencerait par faire éclater la structure commerciale du nouveau welfarisme. Ce sont de grosses organisations où les gens s’adjugent de très, très gros salaires. Beaucoup de personnes du mouvement des droits des animaux aux Etats-Unis ramassent plus de 100.000 $ en salaires et bénéfices avec lesquels ils épongent une partie de leurs notes de frais et d’autres trucs comme ça. Certaines de ces personnes, à HSUS par exemple, empochent plus de 200.000 $, et certains salaires grimpent jusqu’à plus de 300.000 $ par an. C’est ce qu’on appelle l’establishment. Ça fait longtemps que PETA n’est plus une organisation radicale : désormais, elle fait partie de l’establishment. Dans ces conditions, on comprend que le but de ces organisations n’est pas vraiment de faire bouger les choses.
Curieusement, il a été récemment découvert que l’organisateur d’AR2002 est un membre éminent d’une organisation pro-SM. J’avais eu une discussion avec lui (il s’appelle Alex Hershaft), au cours de laquelle je lui avais dit : « Alex, il me semble qu’il y a une incohérence réelle et fondamentale à promouvoir d’un côté la non-violence et de l’autre une pornographie sadomasochiste. » Et sa réponse a été que ça n’avait aucun rapport. Je ne crois pas que ça n’ait aucun rapport. Au contraire, je considère que la pornographie, qu’elle soit ou non sadomasochiste, est très comparable au fait de manger de la viande : vous réduisez la personne à des morceaux de corps, et vous les consommez. Vous la niez à travers la consommation des parties de son corps.
M : Je sais que c’est très à la mode aujourd’hui, mais je dois vraiment avoir une réponse là-dessus. Très brièvement, parce que je ne veux pas faire dévier la discussion. La responsable de ce programme depuis cinq ans s’est prostituée pendant dix ans. Il se trouve que la question des droits des animaux la passionnait. Je trouve qu’il y a beaucoup de gens qui discutent du SM, de la prostitution, du travail du sexe ou de la pornographie sans vraiment prendre la peine de parler à ceux qui travaillent dans cette industrie.
GF : Attendez, il se trouve que j’ai déjà beaucoup réfléchi là-dessus. Je suis d’ailleurs en train d’écrire quelque chose sur le sujet. Je ne parle pas de la prostitution, je parle des hommes qui en font la promotion. Je ne parle pas des femmes qui se trouvent dans une situation économique telle que la meilleure manière pour elle d’être indépendantes est de se prostituer. C’est un tout autre sujet, que nous aborderons peut-être dans une autre émission.
Je suis en train de parler des hommes qui font la promotion de la pornographie. Pour moi, la pornographie soulève de très sérieuses questions. Si nous pensons que la pornographie est compatible avec l’éthique de la non-violence, alors où allons-nous ? Je ne parle pas des femmes qui choisissent de se prostituer, mais de quelque chose de bien différent, à savoir des hommes qui font la promotion de la pornographie et de l’industrie de la pornographie.
Manifestement, AR2002 est le genre de rassemblement où on ne veut pas que vous veniez parler des relations entre sexisme et spécisme. Si vous organisez une conférence et que vous ne voyez pas ces relations, alors j’imagine que vous n’allez pas être très enthousiasmé à l’idée d’entendre quelqu’un d’autre en discuter. Ces sortes d’événements ont une orientation très réactionnaire, conservatrice, patriarcale et machiste, et ce sont les mêmes personnes qui s’y retrouvent – vous avez parfaitement raison, j’avais coutume d’aller là-bas et effectivement, d’une conférence à l’autre, je voyais toujours les mêmes têtes. J’ai parlé peut-être huit ou neuf fois au rythme de dix ou douze conférences par an, et j’ai vu les mêmes personnes. Je leur demandais : « Vous n’avez rien de mieux à faire que d’aller à ces conférences ? » Et puis j’ai pensé que j’avais moi-même bien mieux à faire.
Mark, savez-vous ce que j’ai observé quand j’allais là-bas ? Quand je me levais et que je disais : « L’abolition est essentielle. Nous devons tous nous engager dans l’abolition », le public me réservait une standing ovation. Quand l’intervenant suivant se levait à son tour et déclarait : « Non, nous ne devons pas promouvoir l’abolition. Ça dérangera beaucoup trop de monde. A la place, nous devons nous engager dans la voie réformiste et welfariste », il recevait lui aussi une standing ovation. C’est là que j’ai compris que je me retrouvais avec des gens qui manifestement ne savaient pas ce qu’ils pensaient, et qu’en dépit du fait qu’ils assistaient à maintes conférences ils n’avaient pas pigé le message.
Ces rassemblements ne sont rien d’autre que des vitrines pour les leaders de l’industrie. Ils ne diffèrent guère des réunions des nababs du commerce qui viennent parler affaires. C’est exactement ce que font ces gens. C’est le genre d’événement où seuls ceux qui font partie du club ont droit au chapitre et qui se radinent avec l’idée qu’ils ne faut pas être trop dans la confrontation, ni trop provocateur, qu’il ne faut pas parler de choses qui risquent d’offenser les gens. Or on ne progresse pas si on passe son temps à avoir peur de choquer les gens. Je ne dis pas qu’il faut se lever et leur crier après, ou les insulter : je suis absolument opposé à cela. Je dis simplement qu’il faut les provoquer, les bousculer dans leurs certitudes afin de les amener à réfléchir à leurs positions morales ainsi qu’aux fondements de ces positions. Si vous ne voulez pas faire ça, alors j’estime que vous perdez votre temps.
C’est exactement le cas des rassemblements que nous venons d’évoquer. Les mêmes gens s’y retrouvent pour parler des mêmes choses sans intérêt. « Nous devons être bons avec les animaux. » Qui va être en désaccord avec ça ? On ne risque pas grand-chose à le dire. Mais encore une fois, je ne suis pas surpris quand je vois qui organise ce genre de choses et qui ouvre la bouche. Il s’agit d’individus hyper réactionnaires, des gens qui ont généralement des vues très conservatrices. Je me souviens d’une fois où lors d’une de ces conférences j’ai dit à l’organisateur que je désirais aborder la question du socialisme et des droits des animaux. Je voulais parler des relations entre la justice économique et les raisons économiques pour lesquelles nous exploitons les animaux. Il m’a regardé et m’a répondu : « Vous ne pouvez pas parler du socialisme ici. »
J’ai pensé, waouh, voilà quelque chose de très révélateur. Parce que vous ne pouvez pas bien comprendre l’exploitation animale si vous ne possédez pas des connaissances de base en économie. Vous ne pouvez pas comprendre pourquoi nous faisons ce que nous faisons aux animaux si vous ne savez pas comment fonctionne l’économie capitaliste. Le fait de prétendre que ces domaines excèdent les limites de ce dont on peut parler à propos de la question animale démontre qu’on ne désire pas repenser ces questions.
L : C’est scandaleux.
GF : Ça l’est, je suis d’accord avec vous. J’ajouterai juste une chose à propos de ce dont je parlais tout à l’heure : la plupart des lettres de menaces que j’ai reçues au fil des ans sont arrivées après que j’ai protesté contre la campagne « Plutôt nue qu’en fourrure ». Les gens qui m’écrivaient, dont beaucoup étaient des femmes, me disaient notamment : « Si des femmes montrent leur corps, où est le problème ? » Ce qui bien sûr omettait le point essentiel, à savoir qu’il existe des liens très forts entre sexisme et spécisme, et avec le fait que nous vivons dans une société où la violence est devenue érotique. Il ne s’agit pas juste de pornographie sadomasochiste : la violence, désormais, est érotisée. Quand vous évoluez dans une culture où la violence est érotisée, cela devient très difficile de briser les systèmes d’exploitation qui affectent les humains et les nonhumains.
L : Gary, je dois malheureusement vous interrompre. L’heure est bientôt écoulée. Ç’a été fantastique de parler avec vous.
N : Merci Gary, nous avons passé un moment excellent. Vous avez l’énergie communicative, et nous pourrions parler ainsi pendant des heures. J’avais encore beaucoup de questions à vous poser, mais nous devons nous arrêter là. Merci d’avoir écouté Animal Voices.
GF : Merci à vous de m’avoir invité.
traduction Méryl Pinque