Lauren Corman (LC) : Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore Gary Francione, précisons d’emblée qu’il s’agit d’une personnalité très controversée au sein du mouvement des droits des animaux. On pourrait même dire que c’est un homme dont le passe-temps favori consiste à se faire des ennemis [rires]. Francione est un authentique frondeur, dont les idées vont à l’encontre de toutes les positions ordinaires actuellement en vigueur autour de la question animale.
Rob Moore (RM) : Il est en effet d’une grande exigence envers le mouvement des droits des animaux, et je crois que c’est une bonne chose. Bien sûr, nous avons raison de nous congratuler les uns les autres, car nous en avons tous besoin. Mais nous avons aussi besoin de ces agitateurs qui nous disent : « Ok, formidable, mais qu’allons-nous faire maintenant pour que les choses bougent enfin ? »
LC : Je partage le même sentiment que Gary Francione. Lorsque je fais l’inventaire des recherches que je mène depuis sept ans et que je regarde certains de nos résultats, la question me hante vraiment. Des choses qui semblaient parfaitement fondées s’avèrent finalement fausses en regard de ce qu’il écrit. Et je voudrais que les gens qui n’ont pas encore eu la chance de découvrir son oeuvre commencent par lire Introduction to Animal Rights: Your Child or the Dog qui répond à la question classique : si vous vous trouvez dans une maison en feu et que vous devez sauver votre enfant ou votre chien, qui allez-vous choisir ? C’est un livre vraiment excellent. Il épuise le sujet dès l’appendice (plutôt fournie) et consigne, de manière systématique et approfondie, les questions courantes auxquelles chaque activiste doit faire face un jour ou l’autre. Pour éviter de se trouver embarrassé au cours d’une discussion, il faut absolument consulter ces pages, parce qu’elles aident à adopter le raisonnement le plus juste.
Et puis, bien sûr, il faut encore citer Rain Without Thunder, tout aussi fantastique. Gary est également l’auteur de l’excellent Animals, Property, and the Law, dont je crois me souvenir qu’il est son premier essai.
Nous sommes donc très heureux de l’avoir aujourd’hui parmi nous, et je suis sûre qu’il va comme d’habitude se faire un plaisir de nous secouer les méninges. Merci d’être là, Gary.
Gary Francione (GF) : Salut, tout le plaisir est pour moi.
LC : Ça fait plaisir de vous voir à nouveau ici. Nous vous avions donné à lire une série de questions et nous sommes prêts à attaquer l’interview.
GF : Ce sera un vrai miracle si nous parvenons à venir à bout de seulement quelques-unes d’entre elles… [rires]
LC : Justement, nous allons devoir parler très vite…
GF : Pas de problème, je suis new-yorkais…
LC : Nous tenions d’abord à vous inviter afin de parler du foie gras. Mais avant d’aborder ce sujet, nous aimerions que vous nous expliquiez brièvement votre philosophie politique et que vous sensibilisiez les auditeurs à votre perspective. Ensuite, comme convenu, nous discuterons du foie gras, avant de revenir à votre philosophie de manière plus approfondie.
Donc : quelle est, brièvement, votre vision politique de la question animale ?
GF : Je suis un défenseur des droits des animaux et un abolitionniste. Cela signifie selon moi que nous devons abolir l’exploitation animale et non la réglementer. J’ai depuis longtemps une vision très critique à l’encontre de tout ce qui ressortit à la protection animale. Je ne pense pas que cette dernière fonctionne, que ce soit à court ou à long terme. Dans mon livre Rain Without Thunder, je démontre par exemple qu’il n’y a pas de preuve historique comme quoi ce système a permis de réduire la souffrance animale de quelque manière que ce soit et qu’il n’a en aucun cas montré la voie, contrairement à ce que prétendent de nombreux défenseurs qui pensent que nous devons poursuivre la stratégie welfariste, autrement dit accumuler les petits « progrès » afin de parvenir ultérieurement à l’abolition. Or, je le répète, il n’y a absolument aucune preuve historique qui permette de valider cette supposition.
La protection animale est à l’œuvre depuis environ 200 ans. Or nous n’avons jamais utilisé autant d’animaux qu’aujourd’hui, de même que nous ne les avons jamais traités plus horriblement. Cela prouve que la protection animale, même à long terme, ne mène nullement à l’instauration de droits pour les victimes. Persévérer dans cette voie avec l’idée de parvenir un jour à l’abolition est de ce fait contestable.
Ce système ne fonctionne même pas à court terme. Le projet de loi californien sur le foie gras, dont nous allons bientôt débattre, en est une excellente illustration. Auparavant, je voudrais donner un exemple encore plus éloquent, celui d’une campagne menée aujourd’hui partout mais qui a vu le jour aux Etats-Unis sous l’impulsion d’un certain nombre de groupes de style PETA et d’individus tels que Peter Singer. Cette campagne consistait à soutenir l’adoption, par McDonald’s, d’un principe d’abattage dit « humain ». Tout ce petit monde a donc fait l’éloge de McDonald’s à travers tout un tas de déclarations spectaculaires censées montrer à quel point McDonald’s était une entreprise formidable pour avoir adopté ledit principe.
Maintenant, admettons une seconde que la mise en œuvre de ce principe entraîne effectivement une petite réduction de souffrance. On peut se dire : « Formidable, les animaux souffrent désormais un peu moins. » Cependant on doit toujours envisager l’hypothèse selon laquelle les « améliorations » promises n’ont pas été appliquées (il y a d’ailleurs pas mal de controverses à ce sujet, pour savoir si elles l’ont été ou pas). Mais quand bien même ce serait le cas, quand bien même il y aurait en effet une réduction de la souffrance, on ne doit jamais perdre de vue le fait que la protection animale conduit seulement les gens à déculpabiliser par rapport à leur consommation d’animaux. Ainsi, une des conséquences de la promotion de McDonald’s par PETA a été que beaucoup de gens ont cru que McDonald’s traitait désormais les animaux « avec humanité » et qu’il devenait dès lors préférable, d’un point de vue moral, de manger chez McDonald’s. Dont acte !
Il se trouve que j’ai depuis lors discuté avec pas mal de gens – une expérience que je suis précisément en train de coucher par écrit. A tous je leur ai demandé quelle était leur perception de McDonald’s depuis cette campagne. Et parmi ceux qui s’y sont intéressés, beaucoup estiment qu’il est désormais plus justifiable de manger chez McDonald’s aujourd’hui qu’hier, puisque des associations radicales – ou plutôt supposées telles, comme PETA qui en fait est welfariste – en faisaient la promotion en affirmant que la firme traitait à présent les animaux « humainement ».
Or je le répète, même dans l’hypothèse où il y aurait effectivement une petite réduction de souffrance, nous sommes tous d’accord pour dire que le « reste » du traitement (autrement dit les 99%…) est purement et simplement abominable. Et que si l’on augmente le nombre d’animaux consommés – étant donné que de plus en plus de gens vont chez McDonald’s en pensant que c’est plus éthique que par le passé –, on est en définitive en train d’augmenter la souffrance.
Tel est l’un des problèmes posés à court ou à long terme par la protection animale : celui de déculpabiliser les gens par rapport à l’exploitation des animaux. Et dès que les gens déculpabilisent, ça veut dire que davantage d’animaux vont être exploités. Donc même s’il se peut – je dis bien « peut », parce que je crois fondamentalement que la plupart des mesures en question ne fonctionnent pas, même en proportion infinitésimale – même si elles marchaient, donc, leur principal effet reste d’encourager les gens à exploiter davantage les animaux, et donc d’accroître la souffrance. Par conséquent, la protection animale est une stratégie hautement contestable aussi bien sur le long terme (croire qu’elle mènera à l’abolition de l’exploitation) que sur le court terme (penser qu’elle permet de réduire la souffrance). Il s’agit là d’un non-sens absolu.
RM : La protection animale apparaît donc contre-productive par rapport à ce que les partisans des droits des animaux s’efforcent d’accomplir.
GF : Elle est effectivement contre-productive. On peut d’ailleurs comparer le débat qui oppose aujourd’hui la protection animale et les droits des animaux à ce qui s’est passé au XIXe siècle en Amérique à propos de l’esclavage, entre ceux qui voulaient son abolition et les autres qui demandaient simplement à ce qu’on le réglemente. Ces derniers étaient toujours déçus parce qu’ils ne comprenaient pas que les abolitionnistes ne les soutiennent pas alors qu’ils proposaient des lois pour rendre l’esclavage plus humain. Ils leur disaient : « Vous êtes donc pour plus de souffrance ? », et les abolitionnistes répondaient : « Bien sûr que non ! Simplement nous ne pensons pas que le but soit de rendre plus ‘humaine’ une institution fondamentalement injuste en soi. Nous pensons que nous devrions au contraire viser à l’abolition de l’esclavage, et sensibiliser l’opinion publique en ce sens. »
Nous savons qui a finalement triomphé : ce n’étaient donc pas les abolitionnistes qui étaient irréalistes, mais les réglementationnistes, et ce à plusieurs niveaux.
Il existe une réelle et profonde contradiction entre la protection animale et les droits des animaux, et cette contradiction est contre-productive aussi bien sur le plan pratique que philosophique. On me reproche souvent de produire des arguments purement théoriques, alors que je parle de stratégie aussi bien que de théorie. Les questions morales me préoccupent beaucoup. Il est donc logique que la philosophie morale me préoccupe également. Je plaide donc coupable ! Mais la vérité est que je me préoccupe aussi de tactique et de stratégie, et que je ne vois rien de bien formidable à l’horizon… Je n’assiste pas à un nombre massif de victoires de la protection animale susceptibles de réduire significativement la souffrance des animaux ou même leur exploitation. Au contraire : tout ce que je vois est une accumulation de campagnes dénuées du moindre sens, dont non seulement il ne ressort rien mais qui en plus font empirer les choses au lieu de les améliorer.
RM : Nous reparlerons de tout cela dans un moment. Maintenant que vous nous avez donné un bref aperçu de vous-même et des idées qui sont les vôtres, nous allons discuter de ce fameux projet de loi californien sur le foie gras. La vente ainsi que la production de foie gras vont donc être interdites en 2012, et le projet a été récemment signé par le Gouverneur Schwarzenegger. Le Farm Sanctuary organise le 17 novembre en l’honneur de Schwarzenegger et du Sénateur Burton une soirée à laquelle seront conviées de nombreuses personnalités. La plupart des défenseurs des animaux célèbrent également l’événement. Mais vous, Gary, vous déclarez contre ce projet. Pouvez-vous nous en dire la raison ?
GF : Le projet auquel vous faites allusion est la parfaite illustration d’un phénomène extrêmement problématique au sein du mouvement, qui consiste à adopter une législation qui non seulement n’aide pas les animaux mais qui en plus leur porte préjudice. Je pense que 1520 [nom du projet de loi contre le foie gras déposé par la Californie et validé le 29 septembre 2004] est néfaste pour des raisons à la fois pratiques et théoriques. Penchons-nous d’abord sur les raisons pratiques.
Un des plus gros groupes producteurs de foie gras est californien et s’appelle Sonoma. Il se trouve que cette loi protège explicitement Sonoma contre toute action civile ou criminelle, et ce jusqu’en 2012. Or une action civile contre ce groupe était justement en cours, à travers laquelle les plaideurs cherchaient à faire reconnaître la pratique du gavage comme une violation de la loi d’Etat anti-cruauté. Nous ne savons pas si ce procès aurait abouti ou non, mais le fait est que nous ne le saurons à présent jamais, parce que 1520 a eu pour effet de classer le procès définitivement et d’immuniser Sonoma contre toute action civile ou criminelle jusqu’en 2012.
Il se trouve que j’avais noté quelques réflexions à propos de 1520 que j’ai envoyées aux organisations qui me demandaient mon avis. J’ai rédigé ces commentaires le 7 octobre, et ils ont ensuite été diffusés sur Internet, ce qui est bien – ça ne me pose pas de problème. L’une des choses que j’avais dites était que 1520 permettrait à Sonoma d’utiliser les huit prochaines années pour mener des expériences destinées à démontrer que la pratique du gavage était humaine, que la loi se verrait finalement abrogée et qu’elle ne serait jamais effective. Eh bien le résultat de tout cela, c’est que j’ai reçu un flot de courriels et de messages téléphoniques très hostiles de plusieurs défenseurs qui me reprochaient tout ou partie de ces fameux commentaires. Que j’aie déclaré que l’interdiction ne prendrait jamais effet et qu’il y avait de fortes chances pour qu’elle soit abrogée les énervait particulièrement.
Et ce que je trouve très intéressant, c’est que le 27 octobre – soit trois semaines après que j’ai rédigé ces notes – le San Jose Mercury News de Californie rapportait que, je cite, « l’Université de Californie à Davis a travaillé en coulisses avec le Bureau du Gouverneur pour mettre au point un plan permettant au département des Sciences Animales et à l’Ecole Vétérinaire de mener des recherches afin de déterminer si la production de foie gras était humaine. Si les recherches démontrent que le processus est humain, cela pourrait être utilisé comme arme afin de remettre la loi en question. » L’article est long, mais une autre chose à retenir est que « même dans ses déclarations écrites, le Gouverneur Schwarzenegger a laissé ouverte la possibilité que la loi ne puisse jamais prendre effet. » Donc il apparaît que ce que j’avais écrit le 7 octobre était exact, que la loi était une invitation non déguisée à conduire des expériences pour prouver ce qu’on sait, et que du moment que l’Université de Californie à Davis consacre suffisamment de temps et d’efforts à cela… eh bien, nous savons tous ce que ça signifie : qu’ils pourront prouver absolument n’importe quoi.
En fait, j’avais déjà lu des commentaires de diverses personnes estimant que le procédé pouvait paraître horrible, mais qu’en réalité il ne causait aucune douleur physique ou morale aux oiseaux. Alors vous savez, je pense qu’il y a des chances… en fait, je suis prêt à parier un dollar – et pas un dollar canadien, notez bien, mais un dollar américain, qui comme chacun sait a beaucoup de valeur [rires] – je suis prêt à parier un dollar américain que ce truc ne va jamais entrer en application. C’est hautement improbable, et le projet de loi est extrêmement problématique en ce qu’il rend impossible pour un procureur d’intenter une action contre cette pratique en tant qu’elle violerait la loi californienne.
C’est impossible parce qu’il y a, fondamentalement, une immunité qui protège Sonoma de toute responsabilité civile ou criminelle. Si quelqu’un voulait intenter un procès civil, ce qui est possible en Californie (contrairement à de nombreux Etats, la Californie permet aux citoyens d’intenter des poursuites afin d’obtenir une proclamation stipulant qu’une pratique viole la loi d’Etat anti-cruauté), cette personne ne pourrait pas le faire, parce que Sonoma est à présent immunisé. Ce qui en passant explique pourquoi Sonoma a soutenu cette législation, et même qu’il en était enchanté, parce qu’elle le rend intouchable pour huit ans. Si les défenseurs des animaux estiment qu’il s’agit là d’une victoire, mon Dieu, je veux dire [gloussements]…
LC : Ok, je voulais vous demander… Ces gens qui ont travaillé en première ligne sur ce sujet et qui maintenant célèbrent ce qu’ils considèrent comme une victoire, que leur dites-vous ? Qu’ils sont de grands naïfs… ou peut-être autre chose ?
GF : Ecoutez, les droits des animaux en Amérique – je ne puis dire ce qu’il en est des autres pays, mais je le peux pour le nôtre – représentent un véritable business. Et pour que ces groupes amassent les fonds qu’ils amassent… allons, nous ne sommes plus des gosses. Prenez la plupart de ces grosses organisations – les sommes qu’elles engrangent sont phénoménales. Et le moyen pour elles de les obtenir est de savoir vendre leurs campagnes. C’est évident que si votre but est de collecter des fonds vous devez être capable d’affronter le public et de lui dire : « Voici nos victoires. Certes la situation n’est pas bonne, mais nous remportons tout de même des victoires ». Et c’est précisément ce qui se passe. Je veux dire, la collecte de fonds, ce n’est pas autre chose que ça. Je ne suis donc pas surpris. En fait, je serais étonné si justement il n’y avait pas de collecteurs de fonds dans les parages.
Mais je veux en venir à cette conclusion, que la collecte de fonds n’est en fait pas autre chose qu’un moyen d’amasser de l’argent. Ce n’est donc pas une question de naïveté. Je pense au contraire qu’ils savent exactement ce qui se passe, mais, voilà, ils doivent récolter leurs fonds. Et ils ne peuvent le faire qu’en allant au-devant des gens les bras chargés des lauriers de la victoire. En fait, vous avez actuellement au moins cinq organisations – peut-être plus – qui disent : « Ceci est notre victoire. Alors merci de nous donner de l’argent. » Tout ça ne me surprend pas. Ça se produit en permanence.
RM : Gary, je crois – corrigez-moi si je me trompe -, je crois qu’il s’agit quand même de la première législation qui reconnaît positivement l’inhumanité d’une pratique de l’élevage industriel. N’est-ce pas une bonne chose ?
GF : Vous devez raisonner en l’espèce en termes de coûts et de bénéfices. Dans le cas qui nous occupe, les bénéfices sont très minces et théoriques. Les coûts par contre sont absolument certains. Sonoma est protégé, et beaucoup d’animaux vont souffrir afin de « prouver » que le gavage ne les fait pas souffrir. Je crains encore une fois que la loi ne soit jamais effective. Et je crains également qu’il n’y ait un très sérieux coût moral à payer, dans la mesure où cette législation délivre un message. C’est ce que vous êtes en train de dire : « Cette législation ne fait-elle pas passer un certain message ? ». Elle peut effectivement faire passer le message que vous dites, que vous devez néanmoins mettre en balance avec les effets négatifs qu’elle entraînera par ailleurs. Mais le tragique de l’affaire est qu’elle délivre aussi un autre message, qui est que si ces animaux n’étaient pas gavés, le fait de les élever, de les tuer et de les manger serait moralement acceptable, ou constituerait un moindre mal.
Voici une citation tirée d’un article du New York Times consacré à 1520. C’est un défenseur des animaux du nom de Paul Waldow qui parle : « Une partie de la population commence à consommer avec conscience », dit-il. A partir de là, plus de doute : 1520 envoie un très, très mauvais message. Le fait que des gens de la cause animale énoncent ce genre d’énormités est navrant, parce que qu’est-ce que ça veut dire en fait ? Ça veut dire que pourvu que vous ne commettiez aucune pratique grotesque comme le gavage, il n’y a aucun problème à élever et massacrer les animaux. Il s’agit là d’un message vraiment désolant, vraiment problématique.
Alors vous savez, dans la mesure où ce projet de loi contient un message positif, vous devez toujours le mettre en balance avec tout ce qu’il entraîne de nécessairement négatif, à savoir : l’immunisation de Sonoma pour les huit prochaines années, le fait qu’il va patronner des expériences horribles destinées à montrer que le gavage est une pratique acceptable, et qu’on va finalement l’enterrer sans qu’il ait jamais été mis en œuvre. Et pour couronner le tout, il aura fait passer le message comme quoi on peut être un « consommateur compassionnel », que « l’esclavage light » est vraiment OK, etc. On est tout contre l’esclavage, mais « l’esclavage light », lui, est OK. Tout cela rend le message éminemment douteux, et quand on compare ses avantages et ses inconvénients, force est de constater que les derniers l’emportent largement.
LC : Nous avons reçu Steven Best ici même, et nous avons évoqué avec lui l’opposition traditionnelle entre protection animale et droits des animaux. Il en est venu à parler des initiatives réformistes opposées aux initiatives welfaristes, et je voulais en discuter avec vous. Dans une visée pratique, imaginons que vous, Gary, soyez un activiste particulièrement concerné par la question du foie gras : par où commenceriez-vous ?
RM : Et comment auriez-vous mené toute cette affaire ?
GF : Avant toute chose, laissez-moi vous dire que je suis en profond désaccord avec Steve Best. D’un côté, Steve Best explique en quoi la protection animale est problématique, tout en affirmant de l’autre qu’elle peut fonctionner aussi longtemps qu’elle est accouplée avec la rhétorique abolitionniste. J’estime que cette vision des choses est elle aussi problématique. Parce que c’est précisément ce que font aujourd’hui les associations : elles poursuivent officiellement une politique welfariste tout en parlant officieusement d’abolition. Or cela ne nous mène pas très loin. En outre, elles instaurent une fausse dichotomie en posant que si l’on cesse le welfarisme, cela équivaut à ne rien faire : soit on fait du welfarisme, soit on abandonne les animaux à leur sort. Il s’agit là d’un non-sens. Nous disposons d’un temps limité et de ressources tout aussi limitées. Je pense que là-dessus nous sommes tous d’accord. Nous devons donc faire des choix. Et le choix ne se résume pas entre welfarisme et néant, mais entre welfarisme et abolitionnisme.
Laissez-moi donner un exemple. J’ai pu dire que s’il y a dix ans nous avions consacré tout notre temps, notre énergie et nos ressources à une campagne soutenue pour la promotion du véganisme, à l’heure actuelle nous aurions certainement au moins 10.000 vegans de plus dans nos rangs. C’est une proposition je pense assez incontestable, et je ne crois pas que vous serez en désaccord avec moi là-dessus. Nous pourrions même en avoir encore bien davantage. Si l’ensemble des associations et des militants avaient vraiment mis leurs efforts dans la sensibilisation du public aux questions morales, mais aussi environnementales et de santé inhérentes au véganisme – s’ils avaient vraiment fait ça, alors, oui, nous aurions au moins 10.000 vegans de plus que nous n’en avons aujourd’hui.
S’il y avait 10.000 vegans de plus, la souffrance animale aurait diminué bien davantage qu’avec toutes les mesures welfaristes entreprises. Il s’agit donc bien d’un choix. Mais ce choix ne se réduit pas entre ne rien faire et persévérer dans le welfarisme. Je maintiens que si nous voulions réellement diminuer la souffrance, nous nous en donnerions les moyens par le biais d’un agenda abolitionniste. Nous rendrions cette volonté effective avec des principes abolitionnistes. Obtenir 10.000 vegans de plus aurait pour résultat non seulement de réduire la souffrance, mais aussi d’amorcer un changement social plus grand, car le public, c’est vraiment ce dont nous avons besoin.
La raison pour laquelle le mouvement échoue, qu’il est, à mon sens, un lamentable échec, est que nous n’avons pas su éduquer les gens à propos de ce que nous croyons, ni les convaincre de ce qu’ils pourraient y croire à leur tour. Et la raison pour laquelle nous avons échoué est très simple : c’est parce que l’éducation n’est pas quelque chose que tu peux… Ouais, c’est difficile de collecter des fonds pour de telles initiatives – c’est très difficile pour les associations de faire ça. Donc elles font du welfarisme parce que cette stratégie facilite l’organisation de campagnes et les collectes de fonds qui vont avec. L’éducation, elle, n’est pas quelque chose qui rapporte. Et pourtant c’est elle que nous devrions promouvoir.
L’idée selon laquelle renoncer au welfarisme équivaut à ne rien faire n’a pas de sens. Il s’agit là d’une fausse dichotomie établie par les grandes organisations parce qu’il est dans leur intérêt, afin de pouvoir récolter des fonds, de poursuivre des campagnes welfaristes en tant que produits qu’elles peuvent vendre au public. Le difficile travail qui consiste à éduquer ce public ne les intéresse pas. Eduquer les gens ne rapporte rien, et en plus vous courez le risque qu’ils ne veuillent plus vous écouter… Car plus votre message est radical, plus il démontre qu’il ne s’agit pas seulement d’abandonner la viande, mais qu’il faut tout abandonner, car il y a plus de souffrance dans un verre de lait que dans une livre de steak ; et que si l’on se préoccupe réellement de la souffrance animale, c’est ce qu’on doit faire.
Allez-vous faire fuir les gens en leur apprenant la vérité ? Allez-vous les détourner en leur démontrant que le véganisme constitue nécessairement le fondement moral du mouvement ? Il est possible que vous en fassiez fuir un certain nombre, mais dans le même temps vous attirerez tous ceux qui ont une vision claire de la situation, qui pigeront le message justement parce qu’il est clair. Le mouvement animaliste en Amérique du Nord est tellement confus et déroutant que le grand public ne comprend pas vraiment quelle est sa position véritable. Beaucoup de gens croient par exemple que la philosophie de PETA consiste à dire que c’est bien d’aller chez McDonald’s. Et dans une certaine mesure, vous savez…
RM : … et au Burger King !
GF : Exactement, au Burger King aussi. Et dans une certaine mesure, c’est exactement ce que font PETA et les autres. Nous avons donc intérêt à sortir très vite de cette fausse dichotomie entre welfarisme et néant. La dichotomie existe parce que certaines associations ont certains intérêts à promouvoir, mais c’est un choix qui ne signifie rien. Le fait est qu’il y a beaucoup de choses à faire en-dehors du welfarisme, et que cela ne signifie nullement abandonner les animaux à leur sort. Si nous voulons vraiment mettre un terme à leur esclavage, et non seulement le rendre « plus humain », alors il est temps d’accorder nos campagnes avec ces principes.
LC : Vous laissez entendre qu’il y aurait une espèce d’alliance concertée. Comment envisagez-vous la situation si les associations dont vous parlez restent solidement retranchées derrière leurs choix stratégiques ? J’imagine que c’est une sorte de question à double partie. Comment faire pour rassembler les militants et les amener à travailler ensemble pour la promotion des idéaux vegans ? Et surtout, y a-t-il des groupes à l’heure actuelle qui oeuvrent déjà en ce sens ?
GF : Une grande part de la difficulté vient du fait que le mouvement n’a jamais vraiment considéré le véganisme comme son fondement moral. Il s’agit du premier problème. Quand je dis véganisme, j’entends application du principe d’abolition dans la vie personnelle – dans la vie individuelle. Si vous vous prétendez abolitionniste, alors vous devez nécessairement être vegan. Il ne s’agit pas d’une option, ni d’un choix alimentaire, mais d’un engagement de votre part. De même que si au XIXe siècle vous aviez été abolitionniste, vous n’auriez pas eu d’esclaves. Et si vous vous étiez dit abolitionniste tout en possédant des esclaves, votre position aurait été tout simplement intenable. Il se trouvait des gens dans cette situation, et ils étaient justement taxés d’hypocrites. C’est exactement la même chose aujourd’hui pour le mouvement animaliste. Une partie du problème tient à ce qu’il veut incarner un phénomène massif et unificateur, et soyez certain que s’il parvient à rassembler un maximum d’adhérents, il ne tiendra pas à promouvoir le véganisme de manière rigoureuse et systématique, parce que cela risquerait de lui faire perdre des cotisations.
Le problème ne réside donc pas seulement en ce que les groupes se sont retranchés derrière leurs choix stratégiques personnels, mais aussi en ce qu’ils n’ont pas voulu s’unir afin de promouvoir les objectifs du véganisme. En réalité, ils n’ont pas d’objectifs vegans. Tel est le premier problème. Le mouvement reste welfariste parce qu’il en est encore à dire aux gens : « Vous devez vous efforcer d’être bons envers les animaux, mais si vous avez envie de pizza au fromage, de glace ou de poisson exotique, ce n’est pas moralement répréhensible. » C’est là un problème de taille.
Maintenant, existe-t-il des groupes qui s’écartent d’un tel paradigme ? La plupart d’entre eux savent que le meilleur moyen de récolter le maximum de dollars est de colporter un minimum de principes très modérés et très confus. Certains s’efforcent pourtant d’aller à rebours. Ce que je fais de mon côté, et que j’encourage les autres à faire, est d’aller voir ce qui se passe dans son périmètre local, et plutôt que de se concentrer sur les organisations nationales, essayer de changer les choses là où l’on vit.
Par exemple, je consacre beaucoup de temps, d’argent et d’énergie à aider les personnes qui recueillent des animaux pour les stériliser. Je pense que c’est un important travail de base : il y a là-dehors des animaux qui ont besoin d’aide. J’estime que nous ne devrions pas élever des chiens et des chats pour en faire des animaux de compagnie. Et j’attends le jour – je ne serai plus sur cette planète, à moins de revenir dans un autre corps… – où il n’y aura plus de chiens et de chats. Je ne pense pas non plus que nous devrions en avoir. Mais tant qu’ils seront là, nous avons l’obligation de prendre soin d’eux et de les traiter comme les individus qu’ils sont. J’ai énormément de respect pour tous les gens qui oeuvrent dans l’ombre avec leurs ressources personnelles pour mener à bien un travail aussi difficile. Ils ont vraiment tout mon soutien.
Je soutiens également les refuges qui proscrivent l’euthanasie et dont les responsables font la promotion de la stérilisation. Ces personnes ne tuent pas les animaux qu’ils recueillent et proposent à l’adoption. C’est primordial. Il est primordial de prendre soin des animaux qui sont là maintenant.
Donc voilà ce que je fais. Dans ma région, je recherche des gens qui font ce genre de choses. Ce sont eux que j’aide. En gros, je considère qu’un dollar envoyé à une grosse organisation de protection est un dollar jeté par la fenêtre. En tout cas, il ne sert à rien de positif. Ces groupes très prospères se retranchent derrière leurs positions réactionnaires. Et si on attend d’eux qu’ils changent la société et la façon de penser des gens, on perd son temps.
LC : Les dollars qui iront à Animal Voices seront eux très bien utilisés ! [rires]
GF : C’est exact, et il est important que vous touchiez le maximum de personnes. Les associations de protection animale font preuve d’une censure extraordinaire qui rappelle un peu la Russie stalinienne. Elles ne veulent tout simplement pas débattre. A vrai dire, le mouvement s’apparente – au moins dans l’une de ses manifestations – à un conglomérat d’organisations commerciales. Et j’inclus PETA dans le lot, qui n’est pas plus ouverte aux discussions que les autres.
La vérité, c’est qu’il suffit que vous soyez en désaccord avec ces gens pour qu’aussitôt ils vous étiquettent. Je parle d’expérience. Si vous n’êtes pas d’accord avec eux, ils vous accusent tout de suite de semer la zizanie. Discuter avec vous ne les intéresse pas, et discuter avec eux s’avère impossible. A partir de là, notre dernier espoir réside dans les médias alternatifs. Animals’ Agenda (qui Dieu merci a cessé de paraître aux Etats-Unis il y a deux ans) recourait par exemple à une censure terrible et ne permettait pas qu’on exprime certains points de vue. Satya également. En fait, tous les magazines auxquels je pense pratiquaient ce genre de censure. Et moi, ce qui m’intéresse, c’est justement de mettre les pieds dans le plat [il rit]. Cette émission s’inscrit dans un projet alternatif, et en cela elle m’est familière. Je sais très bien ce que vous voulez faire : favoriser le débat, ce qui est primordial. Parce que du moment qu’il y a débat, les gens peuvent alors faire leurs propres choix. Le problème est que le mouvement refuse de placer le débat au centre de sa politique. Tout ce qui intéresse ces personnes, c’est de marginaliser ceux qui ne sont pas de leur avis. Et elles se montrent très douées à ce petit jeu, parce qu’elles contrôlent absolument tout.
RM : Gary, nous allons citer certaines de vos paroles, et elles figureront dans notre nouvelle introduction. Je veux juste éclaircir une chose. Soutenez-vous auprès du gouvernement les initiatives « thématiques » que sont le projet de loi sur le foie gras ou la nouvelle législation pour les veaux ?
GF : Je soutiens la seconde. Dans Rain Without Thunder, j’expose que certaines réformes welfaristes peuvent se montrer potentiellement utiles. Ainsi des interdictions qui reconnaissent que les animaux ont certains intérêts qui ne sauraient être sacrifiés, quand bien même ces intérêts vont à l’encontre de ceux de leurs propriétaires. J’ai consacré la troisième et dernière partie de ce livre à expliquer comment une mesure welfariste pourrait être plus efficace. Cependant on bute toujours sur le même problème : les animaux, juridiquement, restent des biens. Et aussi longtemps qu’ils seront assimilés à des biens, nous devrons faire face à une résistance principielle qui consistera à nier qu’ils ont des intérêts propres… justement parce qu’ils sont des propriétés.
Dès l’instant où vous définissez quelque chose comme une « propriété », parler de cette chose comme d’une « propriété ayant des intérêts qui doivent être respectés » introduit une dissonance dans le raisonnement législatif et juridique, une propriété n’ayant que la valeur qu’on lui donne. Soustraire les animaux à leur actuel statut de propriété est donc le seul moyen de parvenir à nos fins. Par conséquent, le welfarisme n’est définitivement pas la bonne méthode. Etant donné que nous avons le choix, nous pouvons nous poser la question : « D’accord, nous voulons faire quelque chose pour réduire la souffrance animale. Investirons-nous notre temps, notre énergie et nos efforts dans une mesure welfariste, ou dans la sensibilisation du public ? Devrions-nous nous rendre auprès du gouvernement et dire : faisons une loi pour améliorer le sort des oiseaux gavés, ou choisissons-nous de nous consacrer à l’éducation des gens en leur faisant comprendre qu’il ne faut pas manger de produits d’origine animale ? »
A mon sens, et pour revenir à votre question, vous pouvez parvenir à réduire la souffrance plus efficacement en soutenant la seconde proposition, dont je pense qu’elle est également compatible avec les principes abolitionnistes. Ce qui n’est pas le cas de la première. Encore une fois, il ne s’agit pas de dire « c’est ça ou rien », que si nous ne faisons pas ceci [du welfarisme], alors nous ne faisons rien, mais de ce que nous allons faire. Or le welfarisme est presque toujours viscéralement corrompu, comme le montre la législation sur le foie gras.
Un autre exemple californien, à propos du même groupe – Farm Sanctuary : la loi sur l’étourdissement des animaux. Cette loi est ridicule. Elle est absolument nulle. J’en veux pour preuve flagrante que l’industrie animale californienne a soutenu le projet de loi. Et elle l’a soutenu parce que : A) il est nul, et B) ça redore son blason. Vous comprenez, elle était en train de faire quelque chose de vraiment « bien ». Du coup, les gens pouvaient se sentir plus à l’aise. Une conférence de presse a été donnée (j’en parle dans Rain Without Thunder), au cours de laquelle les membres de Farm Sanctuary ont dit que grâce à cette loi, les consommateurs pouvaient se sentir moins gênés par rapport à leur consommation de produits issus des abattoirs. Vous avez donc des personnes, de soi-disant protecteurs, occupées à promouvoir une loi telle que celle-ci, qui clame que les consommateurs vont pouvoir avoir la conscience plus tranquille devant leur bifteck. Est-ce là une initiative à soutenir ? La réponse est non. Pourtant, dans ce pays, beaucoup de protecteurs estiment qu’il s’agit d’une grande victoire. Tout cela est ridicule. La vérité, c’est que ce fut une grande victoire pour les exploiteurs californiens, pas pour les animaux.
Ce genre de mode opératoire est donc intrinsèquement corrompu. La législation initiale proposée par Farm Sanctuary était plus contraignante que celle qui a fini par passer. Car chaque fois qu’on propose quelque chose, cette chose se voit aussitôt édulcorée, comme dans le cas du foie gras.
LC : Gary, je suis actuellement des Etudes Environnementales ici à Toronto. Je suis très impliqué dans le mouvement écologiste et je connais pas mal de gens qui le sont également. Et l’une des choses qu’ils me disent sans arrêt à propos du véganisme, c’est : « Bon, OK, tu défends le véganisme, donc tu penses qu’aller dans un magasin, acheter du soja OGM de monoculture enveloppé dans trois couches de plastique et acheté dans un « Loblows » (euh, Loblaws ici) concourt à diminuer la souffrance. De mon côté, je vais acheter mes œufs plein air dans de petites fermes familiales. Qui oserait dire que mon choix cause plus de souffrances que le tien, à toi qui te rends dans un grand magasin et achètes un produit qui émane du secteur agro-industriel ? »
GF : Si c’est pour que je dise que le capitalisme représente un problème, alors on ne m’arrachera pas un mot. Je m’explique… [il rit]. Bien entendu que toutes sortes de maux résultent de ces grosses entreprises corporatives. Cependant je continue à croire qu’il y a une différence entre… Voyez-vous, bien que ce ne soit pas tout à fait la même chose, c’est comme quand on vient me dire que si tout le monde mangeait des plantes, alors des animaux seraient tués lors des récoltes. Et ma réponse à ce type d’objection est que, oui, sans doute, c’est sans doute vrai, mais de la même manière que quand on construit une route, on sait qu’il y aura fatalement un certain nombre de victimes chaque année. Y a-t-il une différence entre le fait de construire une route où des gens trouveront la mort et le fait de sélectionner délibérément des gens et de les tuer ? La réponse est oui. Bien sûr que la réponse est oui.
Il est exact que le choix de vie que nous élisons peut avoir certaines conséquences non intentionnelles, mais cela ne signifie pas pour autant que cela revienne au même avec le fait de tuer et de manger sciemment des animaux.
Malheureusement, chaque choix que nous faisons dans notre vie entraîne un problème X. Par exemple, si je décide de porter du synthétique, à base de pétrole, à la place du cuir. La production de pétrole est-elle source de préjudices ? Oui. Mais y a-t-il une différence entre le fait d’acheter un produit qui est le résultat d’un procédé qui peut causer du tort, et le fait d’acheter un produit en cuir ? La réponse est oui, et nous le savons tous.
Personne ne peut dire qu’il n’y a aucune différence entre un abat-jour fabriqué à base de pétrole, dont l’extraction a pu blesser des ouvriers sur une plate-forme pétrolière en Mer du Nord, et un abat-jour fait à partir de la peau de quelqu’un tué en camp de concentration : tout le monde sait qu’il y a une différence. Bien sûr, nous devons essayer de causer le moins de dégâts possible autour de nous, et le monde entier devrait faire la même chose, pas seulement pour des raisons de morale mais simplement de survie. Mais pour autant cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de différence entre un tort causé non intentionnellement et un tort causé intentionnellement. Il y a de très sérieuses différences entre ces choix.
Une des choses que je trouve particulièrement affligeante est la suivante : j’ai beaucoup d’amis qui se considèrent comme des écologistes radicaux. Et qui mangent de la viande ou des produits animaux. Et c’est quelque chose que je ne peux tout simplement pas comprendre. Ça me déroute complètement. Même si l’on ne se préoccupe pas du tout du sort des animaux, l’agriculture fondée sur leur exploitation est en train de détruire la planète. Et je ne connais pas un écologiste qui ne soit d’accord avec ça au moins en théorie. Ce que je trouve curieux, c’est qu’alors même que c’est reconnu en théorie, beaucoup d’entre eux continuent à consommer des produits animaux. Pour moi c’est incompréhensible. Peut-être que ça prouve simplement une fois de plus que la plupart des gens ne prennent pas au sérieux ce qu’ils prétendent prendre au sérieux par ailleurs. Peut-être – je ne sais pas.
RM : Je ne le comprends pas non plus, et c’est quelque chose qui me perturbe tout autant que vous. Les environnementalistes mangeurs de viande… comment croire à leur existence ? Lauren, lors de ses Etudes Environnementales – désolé Lauren, je ne voudrais pas parler de ta vie [ils rient] – j’ai dit à Lauren : « Je vais m’inscrire à ce programme. Ce sera formidable de se retrouver avec d’autres vegans. » Et Lauren m’a répondu : « Oui, en fait, je pense que je suis la seule. »
LC : Effectivement, il s’agit d’une minorité. Pourtant les Etudes Environnementales m’ont été très bénéfiques. Elles m’ont permis d’étudier ce que je voulais étudier, et sur ce plan-là elles se sont révélées très utiles. Mais, oui, c’est frustrant de voir que les structures ne fonctionnent pas toujours ensemble. Gary, je dois dire que votre travail m’a longtemps hantée, ce qui est positif. Mais je voulais vous poser une question…
GF : C’est un mot intéressant, « hanter ». [Ils rient.] De quelle manière vous ai-je hantée ?
LC : Parce que rien n’est jamais simple.
RM : Je me suis déguisé en Gary Francione pour Halloween.
GF : Ah, OK. [rires]
LC : Rien n’est jamais facile. Par exemple, une des choses qui me turlupinent est de prendre le véganisme comme ligne de fond.
GF : Ouais.
LC : … on me pose souvent des questions de ce genre : « Que diriez-vous, en tant que Blanche occidentale, aux autres cultures ? Diriez-vous aux Soudanais… aux peuples nomades quels qu’ils soient qu’ils ne devraient pas avoir de ‘bétail’ ? Prôner le véganisme n’équivaut-il pas à perpétuer une mentalité colonialiste, en disant aux autres peuples comment ils doivent vivre ? »
GF : Laissez-moi dire ceci. Ça me rappelle une expérience que j’ai eue dans votre pays il y a plusieurs années, lorsque j’ai été impliqué dans ce type de débat pour la première fois. Je donnais une interview à Toronto et c’était vraiment nouveau pour moi. Soudain, un homme se lève et dit : « Je suis Inuit, et mon peuple utilise les animaux depuis des temps immémoriaux. Tout cela est culturel. Comment pouvez-vous prétendre nous adresser des reproches ? Pensez-vous que ce que nous faisons est immoral ? Et comment justifiez-vous vos idées là-dessus ? »
Je me souviens que nous avons parlé de la chasse aux phoques, et j’ai dit que cette chasse était immorale. Voici comment je l’ai justifié. Je lui ai dit : si vous deviez sacrifier un enfant sous prétexte que c’est dans votre culture de sacrifier les enfants (et de fait, le sacrifice humain était propre à plusieurs cultures), pensez-vous qu’il serait moralement justifié de la part d’un étranger de critiquer ce que vous faites ? Et il a répondu : « Oui, absolument. ». J’ai dit que nous étions donc d’accord pour dire qu’il était juste de la part d’étrangers de critiquer ce que les Inuits faisaient. Mais je sais que c’est une question qui soulève bien des vagues.
A mes yeux, ce n’est pas différent de ceux qui disent : « Pensez-vous que les Occidentaux ont une légitimité à critiquer la clitoridectomie en Afrique ? » Vous imaginez ma réponse… Oui, la clitoridectomie est une pratique qu’il faut interdire. Point barre. Maintenant, une fois qu’on a dit ça… Je ne passe pas mon temps à parler de ce que font les Soudanais, même si ce qui se passe au Soudan me concerne aussi par la force des choses, de même que je ne me focalise pas sur ce que font les Inuits, ni sur ce qui se passe dans certaines tribus africaines, parce que je m’occupe d’abord d’un mouvement en Amérique du Nord, un pays où il est très facile d’être vegan et où pourtant presque personne ne l’est.
Pour revenir aux mutilations génitales, elles sont à bannir purement et simplement, et il est juste de le dire. Maintenant, de quelle manière dois-je m’impliquer en tant qu’individu eu égard au peu de temps que représente une vie humaine ? Si je suis sensible aux questions touchant les femmes, le pays où je vis regorge d’abus en tous genres. Mais cela ne signifie pas pour autant que je doive ignorer ce qui se passe dans les autres pays du monde : où que ces pratiques aient lieu, elles sont éthiquement condamnables. Bien sûr, je peux choisir de ne me focaliser que sur ce qui se passe dans ma propre société – par exemple le viol, qui représente toujours un problème majeur aux Etats-Unis. Et les réactions face au viol en sont un autre. Mais j’ai aussi le droit de regarder ce qui se passe ailleurs.
Une telle attitude perpétue-t-elle le colonialisme ? Bien sûr que non ! Je crois simplement que la violence est une mauvaise chose, et ce où qu’elle se manifeste. Il s’agit là d’une vérité morale objective : la violence est mauvaise. Le fait de le dire ne constitue en aucun cas une forme d’impérialisme culturel.
LC : J’ai un ami ici au studio qui est impatient que je vous pose cette question : nous nous demandions si vous pouviez expliquer à quelqu’un, en une minute, pourquoi vous êtes vegan ? Que diriez-vous à cette personne ?
GF : Je suis vegan parce que je m’oppose à la souffrance ; parce que je pense qu’il est mal d’infliger de la souffrance à un animal de quelque manière et en quelque circonstance que ce soit, et ce d’autant plus que ce n’est pas nécessaire. Or personne ne peut soutenir qu’il est nécessaire de consommer des produits animaux pour avoir une santé optimale. Au contraire, la tendance dominante est actuellement au discours inverse : de plus en plus de médecins reconnaissent aujourd’hui que ces produits sont néfastes.
La seule raison que les gens ont de manger des animaux est donc qu’ils en aiment le goût. Et je ne crois pas que le plaisir constitue une raison suffisante pour infliger la mort et la souffrance. On n’a même pas besoin d’une quelconque théorie des droits pour ça. Dans Introduction to Animal Rights, j’explique qu’on peut en fait s’en passer pour abolir 99% de ce que nous faisons aux animaux. Tout ce que nous avons à faire est de considérer enfin sérieusement le principe de souffrance non nécessaire, le fait qu’il est mal d’infliger de la souffrance à un être sentient sans une très bonne raison. Or le plaisir, le divertissement ou le confort ne constituent pas des raisons suffisantes.
Voilà. Est-ce que j’ai dépassé la minute impartie ? Je n’ai pas calculé.
RM : C’était parfait. Dans les deux minutes qui restent, j’aimerais que vous nous parliez de votre nouveau livre et des sujets que vous y abordez. Je crois que vous vouliez aussi évoquer la campagne « du bon gardien » ainsi que deux autres choses.
GF : Oui, ce que je tenais à souligner dans ce livre est que depuis que j’ai écrit Animals, Property and the Law il y a dix ans, la loi n’a pas changé d’un pouce. En dépit de toutes les campagnes welfaristes menées pendant cette période, nous en sommes toujours au même point qu’à l’époque, où j’ai dit pour la première fois que le welfarisme ne fonctionnait pas. Depuis cette date, nous n’avons pas progressé. Mais j’évoque également d’autres problèmes, notamment celui de la violence au sein du mouvement, ainsi que les raisons pour lesquelles les défenseurs des animaux doivent rejeter la violence. Je parle aussi des rapports…
RM : [Il l’interrompt.] Pardon, qu’entendez-vous par « violence au sein du mouvement » ?
GF : Je veux parler en l’occurrence de certaines campagnes. Par exemple, la campagne contre Huntingdon a eu, à mon sens, des aspects négatifs. Je ne pense pas que nous devrions manifester devant les maisons des gens, ni harceler les enfants ou les conjoints ou des choses comme ça. Ce n’est vraiment pas une bonne idée. De tels actes ne sont pas moralement justifiables, et stratégiquement ils ne sont pas la chose à faire. Je suis effrayé de voir qu’il se trouve des personnes pour soutenir avec vigueur ce genre d’initiatives. Pour moi, ça n’a aucun sens. Une partie de ce que je suis en train de faire consiste à expliquer pourquoi ce n’est pas la bonne méthode.
Mais je fais également référence à une autre sorte de violence. Le fait est que la plupart des campagnes promues par PETA ainsi que par d’autres organisations sont sexistes, et de fait violentes. Tant que nous continuerons d’encourager les gens à traiter d’autres humains comme des inférieurs ou comme extérieurs à la communauté morale, nous continuerons de placer les animaux hors de cette communauté morale.
Parlons maintenant de la campagne « du bon gardien » que vous avez mentionnée, qui est une autre illustration du raisonnement mercantile à l’œuvre que nous évoquions tout à l’heure, et qu’on pourrait résumer selon la formule suivante : « emballer, vendre, engranger ». Il ne fait pas de doute que le mouvement des droits des animaux (ou quel que soit le nom qu’on lui donne) soit, au moins aux Etats-Unis, champion en termes de compétences entrepreneuriales… et je pense que cette campagne en est un excellent exemple.
Les gens se moquent de ce qu’on les appelle des « mauvais gardiens » ou des girafes. Cela n’a aucune importance pour eux. S’ils sont capables d’emmener leur chien en bonne santé chez un vétérinaire et de lui dire : « Tuez ce chien », ils se fichent du nom que vous leur donnez. Cette campagne « du bon gardien » est donc une fois de plus de la poudre aux yeux. On peut l’emballer et la vendre, c’est tout.
Les personnes qui ont pour compagnons des animaux avec lesquels elles vivent et qu’elles aiment, qui les traitent comme des individus sentients pourvus de capacités cognitives, ces personnes-là considèrent réellement les animaux et elles n’ont pas besoin qu’on leur décerne des titres honorifiques.
Je vis avec six chiens que j’ai recueillis. Le septième est décédé il n’y a pas longtemps. Ces chiens ont tous été sauvés. L’un est un rescapé des rues ; les autres étaient tous dans le couloir de la mort d’un refuge local. Je puis certainement me considérer comme leur « gardien ». Je n’ai besoin de personne pour me l’apprendre. Je n’ai pas besoin d’une campagne pour ça. Les gens qui respectent vraiment les animaux avec lesquels ils vivent savent qu’ils sont des « gardiens ». Et ceux qui ne le savent pas s’en moquent. Le fait qu’on lance une campagne là-dessus ne change pas grand-chose à l’affaire, si ce n’est que des personnes qui se considèrent comme de « bons gardiens » donneront de l’argent. Certains trouvent que c’est une excellente idée, alors qu’il ne s’agit que d’une énième campagne de type « emballé/vendu ». Mais qui débouche sur quoi au final ? Sur rien selon moi.
RM : Gary, nous avons dépassé l’horaire. Mais je tiens à vous remercier pour votre stimulante et instructive vision des choses. C’est toujours un plaisir que de discuter avec vous.
LC : Oui, vraiment. Merci beaucoup, Gary.
GF : Merci à vous de m’avoir invité. J’espère revenir bientôt. Prenez soin de vous. Bye bye.
LC : Vous venez d’écouter Animal Voices CIUT 89.5 FM. Si vous avez des questions à poser, des commentaires ou des réactions à formuler, vous pouvez écrire à animalvoices@gmail.com. Rob, merci d’avoir organisé cette interview. C’était parfait.
RM : De rien…
LC : Et merci à Zeva et Lamia de leur présence au studio.